Ne me parlez plus de mixer

      L'idée de cette nouvelle est née après le visionnage d'une série diffusée sur Arte disséquant le formatage et le conditionnement des vendeurs à domicile. Edifiant ! Ce que j'en ai tiré est totalement imaginaire... heureusement. Mais la pression exercée sur les salariés de l'entreprise est elle bien réelle.

     

                      Ne me parlez plus de mixer !

 

      Je m'appelle Jeanne. Jeanne Darcques. Parole! J'déconne pas! Même si à un moment j'ai bien cru que je finirais mes jours chez les foldinguots. Mais rassurez-vous, je vais bien maintenant!
     D'ailleurs je savais que je m'appelais Jeanne Darcques avant d'être internée. L'idée ne m'est pas venue sur place. C'est mon véritable nom. Celui que m'a donné Bernard, mon mari.

     Aujourd'hui ça va mieux. Quelques années ont passé et je ne me sens plus responsable de ce qui est arrivé. Mais, si vous venez un jour à me croiser alors, par pitié, dites-moi tout ce qui vous passe par la tête mais ne me parlez jamais de mixer. Jamais!
     Pourquoi? Vous n'avez jamais entendu parler de moi? Alors je vais vous raconter comment je suis passée à deux doigts de finir folle!


     Comme chaque vendredi, en tout début d'après-midi, nous étions quinze assis autour des cinq tables disposées en fer à cheval pour la traditionnelle réunion de travail. Nous attendions monsieur Albin. Il nous faisait poireauter. Pour ne pas changer!
     Il avait dû lire quelque part que, psychologiquement parlant, cette attente conférait un effet dynamisant au bon déroulement de la séance de travail.

      A 14h30, la porte s'ouvrit enfin. Il avait dix bonnes minutes d'avance sur son retard habituel. Sans s'excuser -Ben voyons! Y'avait pas de raison!- il nous adressa un petit geste désinvolte de la main pour nous prier de rester assis. Ça tombait bien, on n'avait jamais eu l'intention de se lever!
      Il quitta soigneusement sa veste beige et l'accrocha au portemanteau juste à côté de la fontaine à eau.
- Mesdames, messieurs, bonjour!, lâcha-t-il comme s'il daignait enfin tenir compte de notre présence.
     Un embrouillaminis de "bonjour" lui renvoya la balle. Il posa les mains sur le dossier de son fauteuil -il aimait marquer ainsi la différence entre un chef de vente et de simples vendeurs- avant de s'y asseoir en tirant sur son pantalon pour garder le pli bien marqué. Un petit coup d'index étudié renvoya ses lunettes rondes au sommet de son nez froncé. Cette façon de faire lui avait sans doute été enseignée à l'école de commerce dont il sortait, émoulu de frais. Nous étions sous ses ordres depuis moins de deux ans.

      Il ouvrit sa mallette et en sortit toute une liasse de papiers qu'il étala devant lui. On se regardait les uns les autres comme des collégiens appréhendant la remise des copies lorsqu'ils savent que l'interro n'a pas été terrible.
- Bon, dit Albin, pas la peine de vous dire que je ne suis pas, mais alors pas du tout, satisfait des résultats de la semaine. Hormis deux ou trois parmi vous qui ont à peu près tiré leur épingle du jeu, le reste des performances atteint le niveau zéro! Inutile de vous préciser que vous avez intérêt à vous reprendre rapidement. Sans cela, je serai contraint de prendre des dispositions... douloureuses! Mais qui s'imposent!
     Vous ne vous rendez peut-être pas compte, mais sept appareils vendus en une semaine, ça fait péniblement un demi appareil par vendeur! On ne risque pas de s'en sortir comme ça!
     Oh! Je sais, je sais! Vous allez me dire qu'à la fin juin les gens pensent aux vacances, qu'ils n'ont pas d'argent à mettre dans de l'électroménager. Mais ça, j'en ai rien à foutre! C'est votre problème! Pas le mien! Un bon vendeur doit vendre. Tout le temps! D'ailleurs vous n'avez qu'à prendre exemple sur Jeanne! Tiens d'ailleurs! Je voudrais que vous applaudissiez tous la performance de Jeanne. Allez! Applaudissez!

      Tous se mirent à claquer des mains alors que je devinais bien qu'ils auraient préféré claquer la gueule de monsieur Albin... ou la mienne. Je les regardai, surprise. Un peu gênée aussi. Tellement étonnée que l'autre cake m'ait appelée par mon prénom. D'habitude c'était plutôt du "madame Darcques" sur un ton hargneux et suffisant.   Ou madame Albin s'était montrée chic avec lui ou j'étais remontée dans son estime.
      Les deux me laissaient d'ailleurs totalement indifférente. Je ne pouvais pas le blairer. Son petit sourire moqueur, sa belle petite gueule et son statut de petit chef m'énervaient autant qu'une puce belliciste sous un plâtre.

- Oui! Prenez exemple!, reprit-il en calmant les applaudissements d'un mouvement ferme de la main. Jeanne a réussi trois ventes cette semaine. Ce n'est pas un record mais c'est très honorable. J'aimerais pouvoir en dire autant de tout le monde. N'est-ce pas monsieur Bardin!
    Et son regard de serpent venimeux darda en direction de mon voisin de droite, un type plutôt fort, âgé d'une cinquantaine d'années, avec qui j'avais fait mon stage initiatique quelques dix ans auparavant.
- Monsieur Bardin. Trois semaines et pas la moindre vente! C'est déjà les vacances? Vous croyez qu'on vous paye pour des résultats aussi minables? Qu'est-ce que vous allez me trouver comme excuse cette fois-ci?
- Et bien je devais signer un contrat mardi mais le mari de la dame s'est cassé la cheville. Une grosse fracture, à trois endroits!
- Je ne vois pas le rapport! Il cuisine avec ses pieds cet homme?
- Ben non... mais comme il a été arrêté pour au moins trois mois ça va leur faire un manque à gagner!
- Mais justement mon vieux! C'est là qu'il fallait vous engouffrer! Dans cette brèche! Arguer sur le fait que le mari bloqué à la maison allait pouvoir s'occuper de la popote! Vous leur faisiez une facilité de paiement -les trois premiers mois à zéro franc- et le tour était joué! Figurez-vous que j'ai lu dans Télé 7 Jours (Oh putain! Les références littéraires! Promis s'il avait parlé de Paris-Match, je m'serais levée pour lui foutre un coup de boule!) que plus de 62% des hommes qui se retrouvent au chômage se mettent à faire la cuisine. Vous voyez qu'on est là en plein dans le créneau! Cette cheville cassée était une chance pour vous mon vieux! Et vous n'avez même pas su la saisir! J'ai pas raison?
- ... Si!, bredouilla mon voisin, visiblement pas convaincu mais suffisamment malin pour donner le sentiment de l'être.
- Bon alors reprenez-vous! Et je veux une vente vendredi prochain. Au moins! Sinon...!!!

       Bardin acquiesça d'un signe de tête, conscient de la menace latente. Tout le monde se taisait. Ce qui valait pour l'un l'était pour les autres. Nous savions tous que plus de deux mois sans réaliser de vente et c'était la porte. Dure loi de notre sport.
      Mise à part moi, chacun se concentrait sur l'étude approfondie de ses mains, espérant ne pas être le prochain sur la liste du petit enfoiré (surnom amical dont nous l'affublions, hors sa présence bien sûr).
      Ah! Il me faut être honnête! Madame Berthelot non plus ne paraissait pas vraiment troublée. Cette petite bonne femme au dynamisme étonnant ne craignait pas Albin. S'amusait même à l'imiter dès qu'il lui tournait le dos. Ce qui nous mettait parfois dans l'embarras lorsqu'il s'adressait à nous. Un éclat de rire aurait été modérément apprécié.

- Bon! Je ne vais pas insister plus longuement! Je pense m'être montré assez clair. Pour en revenir à notre propos de la semaine dernière, la direction a donné son accord. Pour les mois de juillet et août vous pourrez proposer aux clients le paiement sur dix mois, comme d'habitude, mais... sans frais!
     Un murmure de satisfaction salua la nouvelle. Voilà un argument qui permettrait de réussir quelques ventes. Les gens étaient plutôt sensibles à ce genre de fleurs. Ça rognait un peu sur les marges mais ça permettait de vendre. De la même façon que du prix départ annoncé: 12 500 francs, on pouvait descendre jusqu'à 9000. La commission devenait moindre mais mieux valait peu que pas.

      Le petit chef fit un tour de table, le regard sévère. Façon à lui de nous mettre la pression. Mais on n'était pas dupes, sa place dépendait aussi de nos performances d'où des rapports un peu tendus.
- Pas d'autres questions? Des remarques?
      Tout le monde répondit par la négative. Le plus vite on se serait tiré d'ici le mieux ce serait!
- Bien. Dans ce cas j'appelle mademoiselle Jacquet.
      Il appuya sur le bouton de l'interphone reliant la pièce au mini secrétariat. Un placard amélioré pour être honnête.
- Vous pouvez venir mademoiselle Jacquet, dit-il d'une voix mielleuse. Il devait se l'imaginer trop au lit pour être honnête.

      Trente secondes plus tard, la porte s'ouvrit sur la jeune secrétaire dont la principale qualité, du moins à nos yeux jaloux, résidait dans sa parfaite capacité à écrire 888 avec son cul, ce qu'elle ne se privait jamais de démontrer. L'autre naze la regarda comme un type perdu dans le désert depuis trois jours fixe une bouteille d'eau. Ses yeux la déshabillaient. Sans trop se forcer au vu du peu qui la vêtait. Une bonne minute s'évapora dans ces transes contemplatives.
- Bien mademoiselle Jacquet, se reprit enfin Albin, juste au moment où il allait se mettre à baver. Remettez son chèque à chacun ainsi que le bulletin mensuel de la direction.

       Comme d'hab, je fus servie en deuxième. L'avantage de s'appeler Darcques, ça arrive vite dans l'alphabet. Je fis à peine semblant de parcourir la note de la direction et reportai vite mon intérêt sur le chèque à l'intérieur de l'enveloppe.
       Ouf! Grosso modo, c'était ce que j'avais calculé. Je me méfiais car, parfois, mademoiselle Jacquet n'avait pas eu le temps de rentrer à l'ordinateur toutes les commandes fermes passées au cours du mois et déterminantes pour le montant de notre commission. Parce que c'était pas avec le fixe qu'on risquait de manger! A part la grenouille!

      La réunion s'acheva sur le sempiternel "speech" de fin de monsieur Albin. L'"ite missa est" de monseigneur Casse-bonbons.
      Nous quittâmes la salle dans le brouhaha des chaises raclées et des papiers froissés. Chacun partit de son côté, indifférent aux autres. En guise de collègues, nous figurions plutôt une meute de loups lâchés dans une bergerie. Et tous informés du fait qu'il n'y aurait pas assez de moutons pour tout le monde.

       Je retrouvai avec plaisir la chaleur de la rue. Je déteste la climatisation. Tout juste bon à te faire choper un rhume!
       Mon premier rendez-vous de l'après-midi était prévu pour 15h30, ça me laissait le temps d'aller me jeter un petit demi. On buvait de bons coups à nos réunions mais ils étaient plutôt rares.
       Je m'installai à la terrasse du glacier à l'angle du boulevard. Et, en attendant qu'on s'intéresse à moi, calculai mentalement que l'addition de mon salaire et des indemnités chômage de Bernard devrait nous permettre de boucler notre budget du mois.

      Le temps que le garçon pointe son museau de fouine malade et m'apporte ma commande, j'étais presque à la bourre. Soit ce type était sous tranquillisants soit il abusait des pétards mais une chose était sûre: il ne risquait pas de se faire un claquage au boulot.
       Je lui laissai quand même deux balles de pourboire pour son "Voilà mademoiselle!". A quarante-trois ans ça fait toujours plaisir!
       Je remontai alors jusqu'au parking de l'immeuble et récupérai ma Clio avant de prendre la route pour Roujan. Je devais y rencontrer les Trinquier, un couple de viticulteurs à la retraite. J'avais la bonne patate. J'étais prête à me donner à fond pour bien démarrer le mois.

       Si j'avais su ce qui allait se passer, j'aurais planté ma voiture dans le premier platane venu -à faible allure bien sûr!- juste histoire de fusiller le radiateur et manquer mon rendez-vous.


        Tout ça pour vous expliquer que dans notre job il n'y avait qu'une chose réellement importante: vendre. La pression était forte et les petits trous du cul comme Albin savaient s'y prendre pour te pousser à argumenter jusqu'à amen afin de parvenir à fourguer la camelote.
       Enfin, quand je dis camelote, c'est une expression. C'était pas de la merde ce qu'on avait à vendre! Bien au contraire! Le produit tenait la route question qualité -j'en ai eu la triste preuve!- mais le vrai souci c'était son prix.
A plus de dix mille balles la bricole, fallait pas pleurer sa salive pour convaincre les gens du miracle que constituait pour eux le fait d'avoir jusque là survécu sans un tel appareil.
        Il fallait vendre. Accumuler les rendez-vous sans se perdre en cours de route. Aller droit au but sans tergiverser. Vendre. Coûte que coûte.

         Et je vous jure que ce jour-là ça m'a coûté!


       J'étais au milieu de la cour, immobile, terrorisée. Ma mallette à la main. Prête à m'en servir pour claquer la gueule à l'espèce de molosse à quatre pattes dressé face à moi si l'envie de me sauter dessus lui prenait.
- Couché Brutus! Allez! Viens ici! N'ayez pas peur madame! Il fait du bruit mais il est pas méchant!

      Pas méchant! Tu parles! Avec un nom pareil! Pourquoi pas Menguele ou Jean-Marie! Je voyais bien que ses dents crevaient d'envie de connaître le goût de mes cuisses ou de mes mollets.
      Enfin, je me remis à respirer lorsqu'il se décida à écouter son maître. Un papy (soixante-cinq, soixante-dix) en salopette bleue et polo crème à manches longues dont le crâne s'ornait d'une casquette dans un état pitoyable sur laquelle on devinait encore le logo Massey-Fergusson.
- Vous pourriez l'enfermer s'il vous plaît. J'ai très peur des chiens!
       Même pas vrai, je les adore! Mais dans la mesure où ils témoignent du même sentiment à mon égard.

       Il prit le chien par le collier et partit l'enfermer dans le hangar juste à côté de la maison à l'intérieur duquel sommeillait un antique tracteur Massey-Fergusson. A tous les coups on lui avait fait cadeau la casquette le jour où il l'avait acheté.
        Sitôt enfermé, le chien fit taire sa gueule et c'est à ce moment-là que j'entendis pour la première fois pleurer le bébé. Hurler serait plus juste!

- Monsieur Trinquier je suppose... ? Madame Darcques!, me présentai-je en lui tendant la main.
Pour le prénom j'évitais autant que possible!

      Il me la serra d'une manière ferme mais pas brutale. Le genre de contact que j'aime. On devine son vis à vis décidé mais pas déterminé à affirmer son autorité à tout prix. Faut dire aussi qu'on faisait à peu près la même taille (je mesure presque 1m70).
      J'aimais bien traiter avec les gens que je pouvais regarder droit dans les yeux sans risquer pour autant de choper un torticolis.
      Il présentait un visage avenant, buriné et parcouru de fines rides. Et -même si après coup c'est con à dire- son regard brillait de gentillesse. Je pressentis qu'on allait bien s'entendre tous les deux. A condition que le môme la mette en veilleuse!

       Il m'invita à le suivre dans la maison, une ferme sympa, sur deux niveaux, bien entretenue, où chaque fenêtre s'ornait d'une jardinière de géraniums. Il me guida de l'entrée jusqu'à la cuisine.
       La douce odeur d'encaustique fut supplantée par celle de la confiture d'abricots qu'une dame que je compris être sa femme mettait en pots. Ça me rappela mon enfance lorsque j'aidais ma grand-mère. Ce que je préférais, c'était verser la paraffine chaude et la regarder se gélifier juste avant de placer le film de cellophane et les élastiques de couleur.

        Lorsqu'elle eut fini de remplir le pot placé devant elle, la dame releva la tête. Elle avait un joli sourire. Et l'air très calme. Je ne sais pas comment elle pouvait réunir tout ça avec le bébé qui continuait de hurler dans le couffin juste à côté d'elle.
       Elle s'essuya les mains à sa blouse empesée de motifs à fleurs. A se demander dans quel magasin on pouvait encore acheter de telles horreurs!
- Bonjour madame, lui dis-je en lui tendant la main. Dîtes donc ça sent rudement bon!

       Un des préceptes de base de la vente: toujours flatter la bête dans le sens du poil! Une des ficelles au même titre que le coup d'oeil général à l'intérieur de la maison. Savoir repérer les petits détails qui, judicieusement placés, orienteront la discussion dans un sens favorable.
       Ce jour-là, j'avais déjà remarqué deux crucifix, la photo de monsieur en grande tenue d'une quelconque confrérie viticole et deux médailles militaires encadrées dans un sous-verre.
        Sans oublier bien sûr le bambin qui continuait de brailler!

- C'est de la confiture!, me confia-t-elle en me serrant la main.
       Excellente précision! Pour le cas où je me serais imaginé qu'elle préparait des fromages de chèvre!
- Si vous voulez, je vous en donnerai un pot.
- Dîtes! Je ne voudrais pas vous priver!
- Pensez vous!, s'exclama son mari. On a trois abricotiers dans le jardin et y s'ont tellement donné cette année qu'on ne sait plus quoi faire de la confiture!
      Ah voilà! En fait je rendais service!
- Bon alors, je me laisserai tenter. Mes enfants adorent ça!, dis-je tout de même pour montrer que j'étais flattée de leur cadeau et comme, malgré la maladresse de l'offre, je la sentais sincère, je résolus de ne pas les filouter. Si j'arrivais à les convaincre de me commander un appareil je leur ferais la ristourne maximale. On n'est pas des sauvages tout de même!

- Ils sont jeunes vos enfants?, me demanda la dame tout en prenant le tout petit dans ses bras.
      Quelle bonne idée! Immédiatement, il s'arrêta de pleurer. On aurait dû commencer par là!
- Douze et quatorze ans. Bien plus que ce petit bout!, lui répondis-je en agitant la main en direction du bébé.
       La vente impose quelques simagrées parfois ridicules.
- Bon!, nous coupa son mari. On va pas rester debout comme si on avait encore besoin de grandir! Asseyez-vous madame! Et toi Ginette sers nous donc un petit truc à boire!
      Tout en s'exprimant, il avait tiré deux chaises paillées et s'assit sur l'une d'elles, posant ses mains aux doigts épais, bruns et couturés, sur la toile cirée à carreaux bleus qui recouvrait la table.
      Je l'imitai, plaçant ma mallette à côté de moi.

- Qu'est-ce que je vous sers?
- Donne nous donc une bouteille de la coopé! Vous allez voir, ajouta-t-il à mon adresse, c'est un petit vin qu'on fait par ici, il est pas détestable!
       J'aurais préféré qu'ils m'offrent un café mais je pense que je les aurais vexés en refusant de goûter la piquette locale.
- De vos vignes?
- Oh non! Ça fait au moins cinq ans que j'ai tout bazardé! Avec mes poules, mes lapins et mes deux cochons j'ai bien assez pour m'occuper!
       Il me fit un petit clin d'oeil sympa comme s'il savait par avance que sa femme ne manquerait pas de réagir à ce qu'il s'apprêtait à ajouter.
- Y'a un temps pour s'esquinter au boulot et un autre pour profiter!
- Tu parles que tu profites!, protesta gentiment sa femme avec un sourire amusé. T'es toujours à donner la main à droite, à gauche!
       Elle posa alors trois verres sur la table qu'elle tenait de la main droite, la gauche étant accaparée par le bébé.
- Ah! Mais c'est pas pareil! C'est pour le plaisir maintenant!

       Il empoigna la bouteille qu'elle venait de sortir du buffet. Madame Trinquier en profita pour s'asseoir. Grâce au tire-bouchon de son couteau il retira le bouchon d'un geste précis et remplit les verres d'un liquide sombre et épais. Ma petite salade composée de midi en eut froid dans le dos.
       Il poussa un verre devant sa femme et un autre vers moi.
- Allez! Trinquons!
       Nous levâmes chacun notre verre. Je fus agréablement surprise. Il était frais, fruité, bien moins capiteux que je ne me l'imaginais.
- Bon, c'est pas tout!, dit-il après s'être essuyé les lèvres avec son revers de manche. On va pas passer tout l'après-midi à se faire des politesses, si vous nous parliez un peu de votre denrée!
        L'heure était sonnée de se jeter dans le bain.

       Je toussotai pour m'éclaircir la voix.
- Voilà, comme je vous l'ai dit lorsque vous m'avez téléphoné, suite au conseil de votre cousin (il arrivait parfois, trop peu souvent à mon goût, qu'une vente fît boule de neige au sein d'une même famille) ma société m'a mandatée pour vous présenter notre tout dernier modèle de robot ménager: le X65. Un appareil capable de vous aider à tout faire dans la cuisine. Absolument tout! Les légumes râpés, les pâtes -à crêpes, à gaufres, feuilletée, sablée, brisée-, les potages, les soupes, les consommés, les glaces, les sorbets, les sauces, les farces, et plein d'autres choses. Très facile d'usage, d'un encombrement réduit et d'un entretien d'une grande simplicité...
- Et ça coûte combien?, m'interrompit monsieur, pas aussi impressionné que madame qui venait d'écouter d'une oreille attentive mon discours débité d'un ton aisé et convaincant (depuis le temps, je le connaissais par coeur!).
- Vous verrez. Il est bien moins cher que ce que vous croyez.
        C'était une des règles d'or du boulot: ne jamais annoncer de prix avant la fin de l'argumentation.
- Vous vous apercevrez vite qu'il vous sera utile, sinon indispensable, chaque jour de la semaine, quoi que vous ayez décidé de faire pour le repas.
- Oui, d'accord! Mais il coûte combien?, répéta-t-il.
        Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent c'était l'homme qui balançait la petite phrase sur la table.
- Avant de parler chiffre, laissez-moi vous faire une petite démonstration, j'en ai pour un quart d'heure à peine. D'accord?
        Et, voyant qu'ils se consultaient du regard, indécis, je décidai de foncer dans la brèche.
- Écoutez, je vais à la voiture chercher l'appareil et je vous montre!

        Je traversai la cour pour rejoindre ma voiture, plutôt satisfaite. Une démonstration, d'après le théorème des démarcheurs, c'était une vente pour moitié. Je revins, munie du carton contenant le X65 et tous ses accessoires.
En rentrant dans la maison, je captai de suite qu'ils venaient d'interrompre leur conversation. Il y avait donc débat. Pas une mauvaise chose!
        Je m'installai sur la table et commençai à déballer tout mon attirail en leur décrivant, au fur et à mesure que je les sortais du carton, chaque pièce et son utilité.
- Est-ce que vous auriez deux ou trois légumes différents?, demandai-je à madame Trinquier lorsque le robot fut monté, prêt à fonctionner.
- Oui, bien sûr!
       Elle se leva, posa le bébé dans son couffin. Il se remit aussitôt à brailler. Je l'aurais bien pris au bras mais j'étais occupée à brancher l'appareil. Avant qu'elle ne reprenne le petit, je lui demandai également un économe et un petit couteau.

       Elle ne revint pas s'asseoir à la table et demeura debout, le bébé contre elle. Je demandai alors si le petit bout de chou était leur petit-fils. Comme s'ils n'attendaient que cela, ils me contèrent une bien affreuse histoire, un crève-coeur pour eux.
       En résumé, leur fille unique avait suivi un bellâtre à l'étranger en abandonnant le gamin et ils le gardaient tous les jours du temps que leur gendre travaillait. Voilà sans doute pourquoi ce pauvre bébé pleurait sans arrêt. Il ne devait rien comprendre à ce qui lui arrivait, ballotté d'une maison à l'autre et indûment sevré de la présence maternelle.
        Je ressentis de la peine dans la voix de madame Trinquier et de la colère dans celle de son mari. Je compatis à leur misère mais bon, j'étais là pour faire mon job et pas de la psychologie sociale aussi, dès que les légumes furent épluchés et coupés en dés, je repris le fil de ma démonstration.


       C'est cette scène-là que, plus tard, je me suis passée et repassée dans la tête. Rejouant tous les rôles et surtout poussant le mien à la confidente occasionnelle mais attentive. Aujourd'hui encore il m'arrive de me dire que si j'avais mieux compati à leur peine et plus minimiser leur détresse en faisant valoir que dans la vie rien n'était définitif, que leur fille était susceptible de revenir et, qu'au pire, si elle ne revenait pas, un enfant peut vivre sans sa mère ou avec la nouvelle amie de son père capable de l'aimer aussi bien que sa véritable mère.
       Oui! J'aurais dû insister, les consoler, mieux m'apitoyer. Cela n'aurait sans doute rien changé mais j'aurais gardé la conscience saine, assurée de n'avoir pas éludé rapidement un souci qui les chagrinait pour vite revenir à la vente de ce foutu X65.


- Regardez!, expliquai-je en me levant pour gagner l'évier. Mes légumes sont coupés en petits morceaux (je vous signale au passage que j'aurais pu les couper encore plus fins grâce à la râpe fine livrée avec le robot!), je verse de l'eau, je sale.
- Je règle sur 5 minutes et c'est parti!, ajoutai-je en regagnant la table.
      L'appareil se mit en marche. Ronronnement électrique fort supportable. Rien à voir avec les modèles précédents, si bruyants qu'il aurait fallu faire cadeau une boîte de boules Quiès avec.
        Profitant du répit, monsieur Trinquier refit circuler la bouteille tandis que madame surveillait ce qui se passait à l'intérieur du bol transparent.

- Ça y est! Nous y sommes! Si vous voulez bien me prêter une grosse cuillère...
       Elle souleva un coin de la nappe et ouvrit le tiroir qui se nichait sous la table. Je dégageai le bol de son réceptacle.
       Quelque part dans le ciel, un avion passa le mur du son. Les vitres de la maison tremblèrent. Apeuré sans doute, le bébé se remit à pleurer et nous patientâmes jusqu'à ce qu'il se fût calmé.

- Allez! Goûtez-moi ça et dites-moi sincèrement ce que vous en pensez!
        Madame Trinquier plongea la cuillère dans le bol, la porta à sa bouche avant de la passer à son mari. Un peu anxieuse, j'attendais leur verdict. Ils échangèrent un regard.
- C'est pas mauvais, reconnut-il en plaçant sa casquette haut sur le front. Ça manque de sel mais c'est bon!
Bingo! J'avais passé avec succès le test de la soupe. Si je ne merdais pas, la vente était dans la poche.
- Et bien voilà! Vous venez de vous rendre compte de l'énorme intérêt de cet appareil. En cinq petites minutes vous avez une soupe prête à manger. Et c'est pareil pour les sauces, les pâtes, les compotes... et les confitures!

        Tous deux semblaient impressionnés.
- Bon c'est bien gentil, dit monsieur Trinquier mais il coûte combien votre fourbi?
        Instant fatidique.

- Cette merveille de la technique, garantie cinq ans je vous le signale, plus tous ses accessoires, ne coûte que dix mille cinq cents francs!
        J'avais sciemment placé la barre assez haute dès le départ.
Monsieur Trinquier rabattit d'un coup sa casquette sur le front en laissant échapper un long sifflement douloureux.
- Ben vrai! C'est pas cadeau! On pourra jamais se payer ça!
- Attendez! Laissez-moi finir! Comme vous m'êtes tous les deux très sympathiques et que vous m'avez émue, je vais consentir un gros effort.
        Je fis semblant de réfléchir une poignée de secondes.

- Voilà, je vous le laisse à 9500 francs. Payable en dix fois sans frais. Ça vous fera moins de mille francs par mois à débourser!
- Même comme ça, ça fait drôlement cher!
- Sur le coup peut-être, mais pensez à tout l'argent que ce robot va vous faire économiser. Plus la peine de laisser cuire pendant des heures. Vous avez vu pour la soupe, en cinq minutes c'est prêt. Même chose pour les confitures: vous passez les fruits au mixer et, au lieu de faire cuire pendant deux heures, vingt minutes suffisent.
        L'argument avait atteint sa cible. Je vis sur son visage le doute envahir son esprit et y peindre un air d'indécision.
- Qu'est-ce que t'en penses toi Ginette?

        Elle tortilla ses doigts. Elle était restée debout, les fesses appuyées au rebord de l'évier. Son regard baladant sans cesse du robot au creux de ses bras où le bébé s'était endormi.
- Ben ça a l'air bien, mais c'est vrai que c'est un peu cher.
- N'oubliez pas tout le temps que ça va vous faire gagner! Sans parler de l'argent! C'est appréciable. Non?
        Je devais maintenant me montrer discrète. J'avais exposé toute mon argumentation il fallait laisser prendre la mayonnaise. Je les sentais mûrs, prêts à céder comme un abcès gorgé de pus. Une belle pression sur le bourbillon et ça allait gicler!
        Quand je jugeai qu'ils avaient assez mariné, je décidai de tenter l'estocade.
- Bon! Les vacances approchent, ça me met de bonne humeur, je vous fais une fleur. Je vous le laisse pour 9000 francs et, en prime, je vous offre une pendulette.

         Ils s'entre-dévisagèrent en silence et, devant la mine encourageante de sa femme, monsieur Trinquier céda.
- Allez! C'est d'accord! On le prend!
         Il quitta sa casquette, la posa à l'envers sur la table et se massa deux ou trois fois le sommet dégarni du crâne comme pour signifier que sa décision était irrévocable.
         Je sortis rapidement un exemplaire du contrat type. C'était pas le moment de mollir
- Bon, je m'occupe de rédiger les papiers.
- Ginette! Ressers-nous un canon! Il fait soif!
        L'idée de refuser m'effleura. Deux verres déjà plus mon demi en ville, ça commençait à faire. Mais je me repris à temps je ne voulais pas les vexer. Des fois qu'ils auraient changé d'avis!!!

        Un quart d'heure plus tard, je quittai la ferme, mon pot de confiture à l'intérieur de ma mallette et... le chèque du premier versement. J'avais promis de ne le déposer qu'à expiration du délai légal de réflexion, soit sept jours.
        Normalement, ils auraient alors reçu livraison du robot mais comme monsieur Trinquier avait été persuadé dès le départ que l'appareil sur la table était désormais le sien et que je craignais qu'il ne se rétracte je le leur avais laissé. J'avais dans mon coffre un autre appareil dont je pourrais me servir pour d'autres démonstrations.
        Si j'avais refusé, sans doute n'aurais-je jamais basculé dans la névrose.

       Avant de partir, je tirai la langue à Brutus qui se déchaînait à nouveau derrière son portail. Une vente en moins de deux heures. Bonne manière d'attaquer le mois!


       J'eus moins de succès à mon rendez-vous suivant. J'héritai d'un couple d'abrutis, hors concours pour le championnat du monde de la connerie. Ils s'étaient bien trouvés ces deux là! A se demander pourquoi ils m'avaient demandé de passer. Sans doute pour le seul plaisir de me faire perdre mon temps.
        Je m'en débarrassai rapidement, vite consciente que j'avais autant de chance de leur vendre un appareil que de devenir un jour spationaute.
       Sur le chemin retour vers la maison, je m'arrêtai à la boulangerie pour y prendre deux baguettes. A tous les coups mon équipe de bras cassés n'y avait pas pensé.

      Comme j'avais bloqué mon samedi pour accompagner mes gamins au ciné, j'étais donc d'ores et déjà en week-end.
       Mes deux derniers jours de bonheur avant bien longtemps. Mais je n'en n'avais nullement conscience en remontant le chemin cahoteux et caillouteux jusqu'à notre pavillon.


        Samedi et dimanche passèrent, agréables et en famille. L'esprit débarrassé d'Albin, des réunions pénibles et des foutus robots ménagers.
       Je me préparais lundi matin pour mon premier rendez-vous de la semaine -les gosses avaient pris le bus pour le collège et mon Bernard de mari était parti voir à l'agence d'intérim- lorsque le téléphone sonna.
       Immédiatement, en me rendant dans l'entrée pour décrocher, j'eus un mauvais pressentiment, comme si la sonnerie drainait dans la stridulation de ses deux notes agaçantes un avertissement sous-jacent. Elle puait le souci en perspective.
        Je n'imaginais pas jusqu'à quel point.

       Au bout du fil, monsieur Albin. Voix de papier mâché plus accentuée qu'un lundi matin ordinaire, ton rogue et pète-sec, malaise en suspens. Il désirait de manière impérative que je passe au bureau.
       Quand? Tout de suite! Pourquoi? Vous le verrez bien! Et mon rendez-vous? On s'en fout!

      Arrivée au bureau. Inquiète et pas fière. Monsieur Albin pas seul. Deux gendarmes avec lui et l'autre tache sitôt après m'avoir vu: "C'est elle, c'est madame Darcques!".
     Après, trou noir! Tombée dans les pommes! J'ai toujours eu la trouille de l'uniforme, ressenti un incompréhensible sentiment de culpabilité.

       Ça n'a pas duré longtemps, je suis vite revenue à moi. Et là, sans ménagement, ils m'ont tout expliqué. Et je suis retombée dans les pommes, à côté de la plaque. J'y suis restée près de deux ans!!!


        La suite? Vous la connaissez! A moins que vous n'ayez vécu les dix dernières années à l'étranger ou au fond d'une caverne en Lozère vous avez certainement entendu parler de l'affaire Trinquier. Le pétage de plomb du vieil homme. Comment il avait flingué sa femme, son gendre et son petit-fils à coups de fusil de chasse.
        Pourquoi? On ne l'a jamais vraiment su! Une goutte de trop! D'eau dans le vase ou de vin de dans le gosier? Mystère! Et on n'en saura sans doute jamais plus car il a viré dingo depuis. Il moisit dans un asile psychiatrique d'où il ne sortira jamais. C'est en tout cas à souhaiter!
       Ce que les médias ont tu par contre et que les gendarmes m'ont appris cet affreux lundi matin, c'est que le père Trinquier pour faire disparaître les corps n'avait rien trouvé de mieux que de les couper en petits morceaux, très petits et de les passer au mixer - MON mixer!!! - avant de les donner à manger à ses cochons. Sans l'intervention d'un voisin, alerté par les hurlements de Brutus qui avait dû sentir l'odeur de la folie, il y serait peut-être parvenu, nos robots sont de bonne qualité.
        N'empêche que le bébé a fini dans l'estomac des cochons et que moi je suis devenue gaga en apprenant cela. Et même si ça va mieux aujourd'hui, je demeure encore un peu fragile.
        Alors, par pitié, ne me parlez plus jamais de mixer!




Date de dernière mise à jour : 13/12/2015

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