Parvenir à dame

 Texte ayant obtenu le prix Armand Lunel en 2011 et le Prix Albertine Sarrazin en 2015. Deux prix précieux à mes yeux puisqu'ils sanctionnent un texte d'une durée conséquente (une quarantaine de pages) lorsque la majorité des autres se limite entre 4 et 10. Merci donc aux organisateurs.

 

 

                                     Parvenir à dame

 

 

 

 

 

Depuis plus d'une dizaine de jours, les bouteilles avaient circulé de main en main et la nouvelle de bouches avides en oreilles attentives. Vodka et distraction : deux sésames indispensables pour ne pas sombrer dans la folie en Sibérie.

Et peu importe que l'alcool soit souvent de piètre qualité et les amusements d'un goût douteux ! Personne ne saurait se montrer regardant sous la semi pénombre qui s’abat interminablement au-delà du cercle polaire.

Sans oublier ce gris qui recouvre chaque chose d'un voile empreint d'une tristesse si infinie qu'il parvient même à enlaidir la neige.

 

Chacun savait pourtant que la situation ne pourrait pas s’éterniser. La tension était à ce point comble que seule une issue dramatique saurait en venir à bout.

Qu'elle ait perduré plus de six mois semblait déjà extraordinaire.

Nul n’aurait toutefois imaginé qu’elle se règle d'une manière aussi étrange

 

Rien ici pourtant ne se passe comme ailleurs et si le thermomètre ne décrète plus les jours de travail à Norilsk comme il était autrefois de mise à la triste époque du goulag, le climat rend toujours aussi fou.

Avoir tué père et mère ne suffit pas à justifier que l'on échoue ici. Même trucider une famille au grand complet à l’aide d'une égoïne excuse à peine l'exil au cœur de ce désert glacé. Si tant est que l'on puisse imaginer entendre battre un cœur dans cette rigueur de nuit, de brume, de vapeur et de vent.

De vent.

Et encore de vent.

 

Qui n'est jamais venu tout au nord de la Sibérie, à la pointe extrême de la péninsule de Taïmyr, ignore ce qu'est le vent. Ici, ses colères sont spectaculaires, pour ainsi dire quotidiennes, rendues presque festives par l'incessant tournoiement des sacs plastique de toutes les couleurs qu'il transforme en confettis et draine en son sein.

Des milliers et des milliers à danser chaque jour dans le halo blafard que dispensent les myriades de lampadaires en lutte contre un ciel lactescent et le crépuscule polaire. Lutte aussi puérile que celle que mènent contre la morosité les façades colorées des bâtiments arrimés sur d'immenses pilotis plantés tant bien que mal au cœur du permafrost.

Peut-être s’y sentirait-on plus à l'aise si l'air ne drainait mille pestilences. Parmi les plus en vue : le soufre, le chlore et l’ammoniaque, cadeaux empoisonnés offerts sans concession par les complexes industriels.

Rien n'est moins sûr cependant !

Les consortiums exploitant le cuivre et le nickel justifient à eux seuls l'érection de la ville à partir des années trente. Épreuve imposée sous couvert de rédemption par le travail aux victimes des purges staliniennes. Ils furent des centaines de milliers, des millions peut-être, dépêchés par le régime pour venir creuser au fond des mines.

Le sous-sol regorge en effet d'inépuisables richesses dont le cuivre et le nickel ne constituent que les fleurons les plus nobles. Cette exploitation plonge la ville sous un constant nuage de vapeurs chimiques orange et vertes promptes à s'acoquiner aux brumes.

Malgré les airs pimpants qu'elle se donne avec ses murs bariolés, la cité ne s'est jamais vraiment remise du joug stalinien comme en témoignent encore de nombreux bâtiments abandonnés et délabrés que personne ne songe ni à restaurer ni à détruire.

Même l'accès à la ville n'est pas chose aisée. Biélorusses, Kazakhs, Ouzbeks, Tchétchènes et tant d'autres étrangers, doivent obtenir une autorisation afin de venir jusque-là en transitant par Doudinka, ultime port sur l'Ienisseï avant que le fleuve ne vomisse la boue de ses eaux dans l’océan Arctique.

Une route défoncée à l'extrême demeure l'unique moyen de transport encore en usage reliant les deux villes entre elles.

 

                                                                 – § –

 

 

Quelques minutes s’attardaient encore en chemin avant que l’immense horloge ronde du " REVE d’ETERNITE " puisse afficher vingt-deux heures.

Rêve d'éternité… Tout un programme !

Les bars et les boîtes de nuit fleurissent à Norilsk. Tous et toutes rivalisent d'appellations rejetant au plus loin la dure réalité de l'existence.

La salle du vaste hangar transformé en bar de nuit était bondée. Comme partout ailleurs chaque vendredi soir. À cette différence près que la plupart des établissements similaires de la ville avaient été boudés ce soir-là par les métallurgistes du cuivre.

Tous avaient préféré investir le lieu transformé pour un soir en une curieuse arène.

 

Tables et chaises se trouvaient reléguées à la périphérie de la salle, entassées à la va-vite afin que tous ceux qui l'avaient souhaité puissent se retrouver là. Au centre du monde.

De leur monde !

Seule demeurait au mitan du vaste espace une seule et unique table sur laquelle trônait un damier aux dimensions imposantes. Deux trépieds s’y faisaient face.

Assis sur celui qui regardait la double porte d'entrée, Maksimilian Sergueievitch Antonov attendait, patient. Bien que son visage carré ne laissât filtrer aucune émotion, tout son être inspirait un subtil mélange de crainte et de respect forcé. Ainsi qu’une certaine admiration. Celle due aux individus hors normes.

Même assis, sa puissante stature paraissait d'une telle évidence, solidement investie dans un corps où pas une once de graisse ne semblait s’être aventurée.

Le plus impressionnant demeurait cependant la méchanceté naturelle peinte sur son visage. Elle était servie par de courts cheveux taillés en une brosse sévère, une moustache drue et des yeux d’un bleu presque limpide surlignés par l’arc sombre que dessinaient ses sourcils.

Impassible, il fixait la porte d’entrée, insensible au bruissement de la salle.

 

Plus perceptible à la périphérie qu’au centre, la tension circulait. Elle naviguait au près de rang en rang et se diffusait au long des cercles concentriques dont la table constituait l'épicentre. L’arène prenait des allures d’extérieur, enfumée et largement éclairée, tandis que les pales des ventilateurs suspendus au plafond rappelaient les chuchotis du vent aux jours fastes… à défaut d’être réellement efficaces.

Chacun attendait, persuadé de bientôt toucher du doigt un moment inoubliable. Personne ne regrettait pour l’heure d’être venu, d’avoir choisi le " REVE D'ETERNITE " pour une soirée. Le temps d'y miser quelques belles liasses de roubles.

Ici ou en tout autre lieu de la ville, une large part du salaire, par ailleurs important, de ces ouvriers disparaissait entre les vapeurs d’alcool et la beauté diaphane de quelque blondeur slave. Rien n’était trop beau pour distraire ces hommes de l’âpreté de l’existence sous ces latitudes que dédaigne la majorité des animaux.

Ici, l’espérance de vie prend tout son sens. Déjà très faible en Russie, comparée au reste du monde occidental, elle laisse échapper en Sibérie quelques précieuses unités, vendangées par la rigueur du climat, la démesure de la consommation d’alcool et un air saturé par toutes les pollutions que la civilisation a drainées avec elle.

Ce soir, toute règle valant qu’on lui accorde exception, plusieurs centaines de milliers de roubles échapperaient au tiroir-caisse du "REVE D'ETERNITE " pour passer d’une poche à une autre.

Les paris allaient leur train soutenu depuis plusieurs jours. Aucun des challengers n’avait cependant ramené sur sa tête un indiscutable plébiscite. Trop de sentiments faussaient l’évidence des vérités premières. Acquis contrebalancé pour l’heure par un trépied demeuré libre, preuve évidente de l’absence de l’un des protagonistes.

Déjà, une question muette agaçait les lèvres.

Elle se lisait dans les regards fatigués.  Oserait-il venir ou avait-il choisi l’exil au dernier moment, seul vêtement acceptable pour ne pas boire jusqu'à la lie le calice de la honte de son renoncement ? 

 

La double porte s’ouvrit soudain. Vingt-deux heures approchaient. Instant fatidique. Échéance avérée.

 

Tous les regards se braquèrent dans cette direction. Et un soupir accompagna de dépit l’arrivée d’un petit groupe d’ouvriers. Les chapeaux fuirent les crânes rendant les têtes plus anonymes.

La variété des couvre-chefs conférait à Norilsk le titre officieux de capitale russe de la chapellerie comme si cette manière originale de se démarquer permettait à chacun de détenir une existence propre. Démarche essentielle dans cet environnement cotonneux souvent privé de lumière.

 

Le dépit n’eut cependant pas loisir de rebondir longtemps d’un mur à l’autre de la vaste salle. La porte laissa de nouveau pénétrer l’air glacé des rues. Il accompagnait Vassili Dimitrievitch Staklar. Une onde de satisfaction se trémoussa de lèvres en lèvres avant que le silence ne chute lourdement.

Le nouveau venu retira ses gants, sa chapka en loup de Sibérie et son long manteau en peau de renne puis s’avança vers la table centrale. Au passage, il abandonna ses vêtements aux bras de deux de ses camarades.

Il honorait le défi qu’on lui avait lancé. Plus par courage que par désarroi.

Pour cette seule raison, chacun le trouva grandi ; il ne mesurait pourtant guère plus d'un mètre soixante-dix.

Sans quitter son adversaire de l’impressionnante acuité de son regard noir, il prit place sur le trépied qui lui était dévolu. Glissant alors la main à l’arrière de son crâne, il ôta la barrette qui retenait sa chevelure et libéra la masse de ses cheveux blonds. Ils retombèrent bien au-delà de sa ligne d’épaules.

Vassili se montrait particulièrement fier de sa chevelure.

 

Tous les hommes fixaient l’étrange scène, évaluaient le vrai de la situation. Comme un face à face entre le Bien et le Mal d’un manichéisme faussement ingénu ! Il aurait fallu être terriblement idiot pour croire en la simplicité des choses.

Du mauvais dans le regard, les deux hommes se toisèrent. A l’évidence, rien ne les unissait assez pour peindre d’espoir leur éventuelle entente.

 

Un homme se détacha de la masse et s’avança alors en direction de la table.

Il était âgé de plus de soixante ans. Un âge vénérable sous des cieux aussi hostiles. Une aura de puissance et de respectabilité le drapait. L’œil bleu, le cheveu de neige, la masse athlétique et la démarche assurée.

Quant à sa taille, proche des deux mètres sans l’ombre d’une hésitation.

Les plus anciens l’avaient connu sous son prénom d’Igor mais tout le monde aujourd'hui l’appelait "Michka", le nounours. Surnom amplement mérité. Sa large stature l’autorisait à afficher une douceur peu commune dans ces espaces de fureur et de bruit qu’exacerbait souvent une consommation excessive d’alcool. Les ans l’avaient guidé d’ours des Carpates à ours polaire, de simple ouvrier extracteur au fond de la mine à contremaître major dans le principal atelier de fonderie.

On lui obéissait et il était respecté au sein de cet univers hors normes où les hauts fourneaux vomissent d'impressionnants lingots de cuivre pesant plus de trois cents kilos dans des gerbes de fusion rougeoyantes auréolées de larges écharpes de vapeur verte.

 

Maksimilian, Vassili, en ma qualité d'ancien, vous m'avez tous les deux choisi pour arbitrer le défi que vous vous êtes lancé. Je me montrerai digne de cette confiance et tous les camarades ici présents pourront en attester. Je vais vous rappeler les règles. Je ne le ferai qu’une fois. Celui qui ne les respectera pas s’exclura de lui-même. La partie se déroulera en suivant fidèlement les vraies règles du jeu de dames. Vous n’êtes pas autorisés à vous appuyer à la table, vous n'avez droit à aucun contact physique avec votre adversaire. Vous ne devrez pas non plus tenter de perturber sa réflexion de quelque manière que ce soit.

Sa voix, d'une tessiture envoûtante, roulait assez fort pour être entendue dans toute la salle. L'assistance d'ailleurs n'en perdait pas un mot.

 Sera déclaré vainqueur celui qui remportera la partie dans le respect des règles du jeu ou celui demeuré en place sur son siège sans s’être aidé d’un quelconque appui. Je veillerai personnellement au bon respect de ces deux dispositions. Acceptez-vous ces conditions ?

 

Les deux hommes se hérissaient du regard de part et d’autre du damier. Ils livrèrent un geste de la tête en signe d’assentiment. Michka ne se hasarda pas à leur demander de se serrer la main. Dans un même terrier, le renard et le lapin ne peuvent partager la même envie sincère de pactiser.

 Naturellement, le perdant de la partie s’engage à relever le défi qui constitue l’enjeu de celle-ci. Nous tous ici présents, hommes d’honneur, y veillerons. Messieurs, je vais procéder au tirage au sort. Maksimilian, tu es le plus âgé, choisis, droite ou gauche ?

Droite !  répondit celui-ci. Les deux énormes mains de Michka s’ouvrirent. Une pièce en or de cent roubles brillait dans la gauche.

Vassili, le sort t’a désigné, tu commences.

 

 Celui-ci ne s’accorda aucun temps de réflexion. Tout juste laissa-t-il à Michka le loisir de se placer trois pas en retrait de la table. Il avança son pion complètement à gauche en suivant la diagonale noire. Maksimilian répliqua sans plus réfléchir.

 

La partie était désormais engagée. Une partie spéciale. Avec un enjeu taillé dans la même roche. Les modalités du jeu épousaient scrupuleusement les règles d'une partie de dames. À une différence près.

Une différence de taille !

Sur le damier d’exception – il mesurait près de soixante-dix centimètres de côté – étaient disposées deux fois quatre rangées de verres valant pour pions. À l’intérieur de ces verres, un liquide blanchâtre remplissait ceux dévolus à Vassili, un liquide sombre pour ceux réservés à Maksimilian.

Vodka, lait de coco contre vodka, Coca-Cola.

Quatre cinquièmes d’alcool pour le défi, un cinquième pour la couleur. Chaque verre avait une contenance de vingt centilitres. Seul bémol à la mélodie du jeu de dames : chaque pion pris par l’adversaire devait être bu par son conquérant. Vingt pions potentiels pour chacun, soit pas loin de deux litres d’alcool pur en tenant compte d’une vodka titrant à près de soixante degrés et de son coupage à un cinquième.

 Rien ne garantissait que la partie aille à son terme, si rompus à la consommation d’alcool que soient les deux adversaires. Surtout si le jeu devait se poursuivre à la cadence soutenue avec laquelle il venait de démarrer.

 

Vassili avança son quatrième pion. Maksimilian répliqua aussitôt. Sans attendre, son adversaire glissa un pion sous le nez d’un pion adverse.

Un Oh ! chargé d’étonnement parcourut l’assemblée.

 Maksimilian laissa échapper un sourire carnassier et lâcha les fauves. De case en case, il mangea trois pions. Qu’il but l’un après l’autre sans presque s’accorder le temps de respirer. Vassili but à son tour le pion qu’il se voyait contraint de prendre. Les deux hommes repartirent aussitôt à l’assaut des espaces ainsi libérés.

L’assistance retenait son souffle. Elle livrait un tel silence que le glissement feutré des verres de case en case demeurait audible.

 

 Quelques tours plus tard, un nouveau murmure teinté d'un mécontentement étonné salua un coup maladroit de Vassili. Celui-ci venait encore d’offrir trois pions à la voracité de son adversaire. Lequel avala sans coup férir ce cadeau semblant tombé du ciel si sombre et si hostile qu’il se pare une bonne partie de l’année.

Vassili parut se consoler en liquidant le pion adverse qui limitait son déficit.

Parmi tous les hommes présents – les seules femmes autorisées ce soir dans cet univers masculin étant les serveuses – pas un ne souhaitait la victoire de Maksimilian. Tous rêvaient au contraire que Vassili l’humilie par une sévère défaite. Celle-ci les vengerait de toutes les injures et les brimades dont les abreuvait chaque jour le pire contremaître sans doute qu’ait jamais employé le consortium du cuivre.

Du point de vue ouvrier s’entend !

Une brute infecte, incapable de compréhension, russe au point d’en détester les peuples frères. Mauvais jusqu’à imposer la loi des patrons par la violence de ses poings. Corrompu à un degré tel qu’il aurait cédé frères et sœurs pour quelques milliers de roubles.

 

Pour l’heure cependant, le jeu laissait présager une toute autre issue que celle espérée par l'assemblée. Impression confirmée cinq tours plus tard lorsque Vassili avança un de ses pions. Aucune protection ne semblait envisageable afin d’empêcher Maksimilian de prendre un double avantage lors des tours suivants.

Une onde de désarroi traversa la salle. Les visages fatigués et marqués par une vie en perpétuel hiver s’étirèrent. Vassili n’en conserva pas moins son allure impassible. Il ne paraissait pas s’émouvoir du trouble qu’il provoquait.

 Peu après, il regarda sans ciller Maksimilian lui souffler deux pions sans que lui-même ne puisse lui en ravir un seul. En quelques minutes, il venait de perdre huit unités de son armée tandis qu’il n’avait délesté son adversaire que de deux pions. Aucune déception ne marquait cependant son visage. Encore moins un signe de désespoir.

Sa haine pourtant demeurait intacte. Pure. Un diamant inaltérable.

Tout le liguait contre Maksimilian. Le simple ouvrier face au contremaître. Le Biélorusse contre le Russe. Le champion ouvrier du jeu de dames contre celui des cadres.

Le faible opposé au puissant.

Toute cette haine accumulée depuis des années fleurissait au véritable enjeu de la partie et à l'aune de ce défi qu’aurait à relever le perdant. Un défi si terrible, si peu lisible aux lettres du possible, que parler d’une partie à la vie à la mort ne nourrissait aucun goût pour l’exagération.

 

Les coups s'enchaînèrent à nouveau. Ils visaient avant tout à ramener toutes les brebis, les blanches comme les noires, au sein d'un seul et même troupeau. Les pions déjà pris avaient marqué des vides dans le bon agencement des espaces.

Les spectateurs, amateurs du jeu de dames tout autant que celui des échecs, supputaient mentalement sur la stratégie de chacun. Il était clair que Maksimilian avait pris un avantage important lors des premières joutes. Sa ligne de fond laissait toutefois un vide sur la droite du damier. Un vide qu'un joueur avisé pourrait parfaitement élire pour future maison.

Tous savaient Vassili joueur averti. Même ceux qui avaient misé sur la victoire du contremaître. Ceux-là s'étaient tout simplement voulus pragmatiques. Leur mise ne correspondait pas à leur désir le plus cher.

Ces ouvriers-là, on les reconnaissait à leurs bouches closes.

Quant aux autres, le plus grand nombre, ceux qui n'avaient pas craint de perdre quelques roubles, leurs lèvres modulaient de muets encouragements, osaient de menus conseils à l'adresse de Vassili. Ils n'étaient pas dupes. Ils savaient très bien que celui-ci ne pouvait ni les voir ni les entendre.

Vassili avait pour l'heure un bien plus terrible chat à fouetter.

Un tigre blanc de la plus redoutable espèce !

 

Pour la majorité de ces hommes dont la diversité des morphotypes trahissait une plus ou moins lointaine origine avec tous les pays que la Russie avait entraînés dans l'aventure de l'URSS, Maksimilian symbolisait la survivance des apparatchiks.

Ces dirigeants que leurs parents et grands-parents avaient maudits et maudissaient encore pour avoir trahi leur rêve d'un monde meilleur.

Cette assimilation ne composait pas avec un rationnel indigne de contestation. Mais, si tous les sentiments humains ne devaient s'appuyer que sur d'indéniables étais, Vassili et Maksimilian seraient devenus des amis inséparables.

 

 

Maksimilian avança un de ses pions. Sans le lâcher. Puis le recula. Huit verres en dix minutes. Près de trois-quarts de litre d’alcool pur. Malgré son exceptionnelle constitution, son esprit peinait désormais à échafauder une stratégie construite sur l'anticipation, à se projeter dans le futur du jeu de son opposant.

Il décida finalement d’avancer un autre pion, manœuvre défensive de faible envergure. À laquelle Vassili répondit aussitôt en comblant un vide entre ses lignes. Ses lèvres retenaient un sourire. Contrairement à ce que pensaient ses collègues ouvriers massés autour de la table dont il surprenait les commentaires à mi-voix pour les plus proches, il suivait depuis le début une stratégie féroce.

Machiavélique. Imparable.

Il ne désirait pas en douter.

Plutôt que de tout miser sur ses indéniables qualités de joueur, il avait pris l’option de bâtir sa victoire sur la vanité de son adversaire, sa prétention sans limites. Il conserva néanmoins son masque d’impassibilité lorsque celui-ci avança le pion qu’il souhaitait lui voir jouer. Le piège qu’il lui tendait depuis le début semblait devoir se refermer. Un piège à double mâchoire. À lui de continuer à tisser maille à maille le filet conduisant à la nasse !

Une fois à l'intérieur du vivier, aucun poisson ne peut s'échapper.

 

 

Chacun des joueurs venait à nouveau de jouer quatre coups. Des avancées sans grande envergure visant essentiellement à resserrer les lignes, à combler les espaces. Les deux rangées du fond étaient désormais vierges de toute pièce. Vassili décroisa un pion au centre du jeu, basculant ainsi son attaque sur le flanc gauche du damier.

Maksimilian considéra le coup d’un œil pensif… et un peu terne. Il tenta de se projeter dans l’esprit de son adversaire. Il n’y parvint qu’en partie. Il devinait confusément que l’alcool embrumait sa réflexion. Il comprit et décréta qu’il devait mettre à profit son avantage numérique pour glisser vers l’estocade. Il lui tardait de voir Vassili vaincu. Et se projetait dans l’avenir.

Vers l’enjeu véritable de la partie : Doudinka, une matinée d'été. Un été sibérien cela va sans dire. Au delà du cercle polaire, certains mots se refusent à rimer avec le concept qu'ils induisent.

Il était impatient que triomphe l’évidente supériorité russe sur ces bâtards de Biélorusses. Il était descendant de ces hommes contraints à l’exil par le régime de Staline, ces héros qui avaient érigé Norilsk au prix indécent d’incroyables souffrances et de nombreuses vies. Ce territoire était russe, du permafrost au plafond bas et sombre balayé par le vent qui lui tenait lieu de chapeau. S’il n’avait tenu qu’à lui, aucun étranger n’aurait été autorisé à venir y vivre. Encore moins à y travailler. Sa haine pour ces vautours, ces suceurs de richesses autres que les leurs, était incommensurable. Elle surfait sur la plus petite vague offerte au vent de la discorde. Les propriétaires du consortium l’avaient bien compris, l’élevant au rang de contremaître en chef.

Un homme par essence détesté.

Ils ne l'avaient pas choisi au hasard. Ils lui savaient les épaules assez larges pour supporter la vindicte des ouvriers. Chaque homme a son prix. Avec Maksimilian, ils n’avaient jamais eu à se plaindre du retour sur investissement. Ils le tenaient en revanche en piètre estime... ce que le contremaître ignorait.

La fierté et l'orgueil mènent souvent à la canne blanche.

 

Savourant par avance un succès qui lui semblait promis, Maksimilian avança un pion d’attaque sur le côté gauche du damier. Puis chercha le regard de son adversaire. Il se promettait déjà d’emmener Ludmila sur les bords de l’Ienisseï afin de donner un peu plus d’acidité encore à sa victoire.

Il se savait en partie détesté juste parce qu'il couchait tous les soirs dans son lit une des plus belles femmes de Norilsk. Une habituée des innombrables salons de beauté de la ville. Il acceptait volontiers qu'elle y dépense des sommes folles puisque c'était dans le but de toujours lui plaire.

Sa femme ne partageait pas tout à fait cette vision des choses.

Elle était âgée de vingt-cinq ans lorsqu'ils s'étaient connus ; il en avait huit de plus. Naïve, elle avait cru que les émois horizontaux comblent tous les vides d'une existence. Depuis, elle avait appris à ses dépens la valeur du respect et de la tendresse. Et regretté son choix alors que tant de prétendants lui avaient fait la cour.

Les filles sont rares à Norilsk. C'est dire si les plus belles... 

D'autant que sa beauté ne prêtait à discussion. Née d'un père russe et d'une mère biélorusse, elle synthétisait à elle seule tous les canons de la beauté slave.

Que Maksimilian ne se soit pas offusqué de la partie étrangère de son ascendance ne surprenait guère. Les paradoxes savent survivre dans toutes les conditions.

Même les plus extrêmes !

 

Vassili devina ces yeux qui cherchaient les siens. Il ne tenta pas de les fuir. Il avança un pion en chargeant son regard d’une arrogance méprisante. Furieux de cet affront auquel il ne pouvait répondre que par le jeu, Maksimilian doubla le pion précédemment joué par le bas. Vassili contre-attaqua aussitôt, livrant un pion et un nouveau regard sur l’horizon du jeu.

Maksimilian fronça les sourcils. Crut comprendre.

Il était déjà un peu tard.

 Vassili avala d’un trait les deux pions qu’il venait de prendre. Attitude de défi totalement volontaire. L’alcool lui brûla la gorge, lui griffa l’œsophage. Il réprima un haut-le-cœur à grand-peine. Mais savoura cependant sa position tout à droite sur l’antépénultième et l’avant-dernière ligne du damier. Tout ce côté de son adversaire était désormais sous le coup d’un double péril : le laisser aller à dame ou lui offrir une orgie de pions. Tout se déroulait tel qu’il l’avait imaginé. Il refusa toutefois de se laisser entraîné plus loin que le raisonnable. Certains rêves s’épanouissent mieux sous les faibles ondées de la pensée qu’aux gros orages de l’obsession.

 

Cette certitude ne le dispensait pas de sentir sa haine intacte. Il faut dire que celle-ci durait depuis près de vingt ans. L’âge qu’il avait en arrivant à Norilsk. Le temps avait patiné les raisons qui l’avaient contraint à se faire oublier en Sibérie.

Ici, toutes les histoires se ressemblent. Toutes de sang et de larmes.

Paradoxalement, nul ne semble pourtant pressé de repartir, comme envoûté par la torpeur d’un éternel hiver. Aucun printemps digne de ce nom ne sonne le renouveau dans la toundra glacée sur laquelle la végétation ne pousse qu'avec parcimonie et préciosité… comme à regret.

À tout prendre, Vassili jugeait cela préférable à la chaleur torride et aux escouades de moustiques endurés à Krasnoïarsk. Il s'y était terré durant quelques mois chez un lointain cousin avant de pouvoir fuir plus au Nord en remontant l’Ienisseï, enfin débarrassé des glaces.

Doudinka lui avait semblé un terme acceptable.

En regard de ce qu’il avait pu constater au cours de cette semaine de navigation, les façades colorées de l’ultime port avant l’océan Arctique avaient un air festif comparé à la désolation d’un monde en désuétude tout de rouille et de ruines.

Un univers restitué à lui-même et à sa primarité dans lequel ne survivaient que les rares tribus à l’avoir toujours occupé. Un monde libéré de la folie des hommes imbus d’une puissance inventée. Ces intrusions n'avaient jamais empêché les Bouriates de conduire au sommet du Pic de l’Amour leurs femmes infertiles, les abandonnant là quelques jours afin qu’elles leur reviennent prêtes à enfanter.

Aujourd'hui, ils perpétuent cette tradition. Ce continent glacé à l’intérieur de la démesure d’un autre a élu ses vainqueurs : ceux-là mêmes qui le peuplent depuis des temps immémoriaux.

 

Le soudain embarras de Maksimilian se lisait sur son visage. Quelques sourires éclairèrent l’assistance. Personne n’avait saisi toute la subtilité de l’attaque mais tous éprouvaient une immense envie de se réjouir par avance. Vassili figurait leur bras armé. L’espoir de les libérer du joug d'un contremaître tellement abhorré qu'aucun mot ne savait exprimer de manière fidèle le sentiment que tous éprouvaient à son égard.

Personne n'en doutait. Le perdant de la partie ne possédait aucune chance de relever le défi qui lui était afférent. Pour eux, le vaincu de ce soir était d’avance un homme mort ou contraint à la fuite.

Ils suivirent d’un œil avide Maksimilian en train d'avancer un pion au centre du damier. Un coup défensif pouvant au mieux limiter l’hémorragie et, dans une moindre mesure, contrer la fuite à dame. Vassili répondit aussitôt en avançant un pion en retrait. Regrouper ses troupes prévalait pour l’instant.

Rester dans la logique du jeu.

Ne se laisser griser ni par l'alcool ni par la pensée.

 

 

Huit coups venaient d’être échangés. Des coups de défense, de remise en place. Les espaces se restreignaient. Les deux lignes d’attaque n’étaient plus séparées que par une ligne neutre. La position de Vassili avec près d’un rang complet de déficit pouvait encore paraître hasardeuse. Le sourire à ses lèvres niait toutefois cette évidence.

Maksimilian offrit un pion en échange. Il n’avait d’autre choix. Vassili le but, d’un seul trait. Puis observa son adversaire s’acquitter du même devoir. Tout son côté droit demeurait bloqué par la menace à dame. Il augmenta cet avantage en prenant le pion sur la diagonale de gauche.

Son armée devenait compacte.

Maksimilian grimaça. Tenta de contrer le coup en glissant un pion hors d’atteinte de la dame potentielle. Vassili lui offrit un pion à manger. Puis un autre qu’il reprit aussitôt. Le coup tendait à scinder en deux les troupes de son adversaire.

Mais pas uniquement…

 Les pions cédés éclairaient le jeu mais éteignaient peu à peu la lucidité dans l’œil ennemi. L’alcool y traçait tout un réseau de veinules rougeâtres. Le geste devenait plus tremblant, moins assuré, fidèle répons de la réflexion altérée par la vodka.

Vassili comprit que son antagoniste avait saisi son dessein à l’instant où celui-ci lui offrit deux pions inutilement sacrifiés. Maksimilian reprenait la tactique à son compte.

Vassili but les deux verres. Lentement. En offrit un à son tour.

 

Autour de la table, les hommes commentaient à mi-voix chaque coup échangé. Il était devenu clair que le déplacement des pions, l’essence même du jeu, avait pris une nouvelle dimension. Maksimilian était armé d’une résistance sans égale à l’alcool mais une telle quantité absorbée en un si court laps de temps altérait à l’évidence cette capacité. À preuve, il buvait désormais chaque pion cédé par Vassili beaucoup plus lentement. Son bras tremblait. Sa main faisait danser le liquide à l’intérieur du verre. Il avait compris le but recherché par son adversaire et s’attachait à présent à lui rendre la pareille en lui offrant des pions sans espoir de prise en retour.

 Vassili retint un haut-le-cœur encore plus violent que les précédents. Il venait de prendre six pions à Maksimilian, n’en avait concédé qu’un. Sa stratégie était éventée mais il pensait le mal irrémédiable. Maksimilian vacillait sur ses bases, cherchait avant tout à se maintenir en équilibre sur son trépied.

L’absence de dossier rendait cette recherche périlleuse. L’assistance scrutait à présent autant les coups joués que la stabilité des joueurs. Vassili leur semblait moins atteint. Mais il chavirait lui aussi.

De coup en coup, le déséquilibre sur le damier s’était amoindri. Les lignes se faisaient face sur le plateau. Maksimilian ne comptait plus que deux pions d’avance.

 

Il en céda un qu’il dut, hélas pour lui, manger en retour. Il sentait son esprit en partance, perdait souvent le fil de ses pensées, se révélait incapable d’échafauder une quelconque stratégie. Seule la main de Vassili dont il observait les tremblements parvenait encore à le convaincre de son succès futur.

Celui-ci avança un pion. Jusque-là anodin. La salle retint son souffle. Une grande partie des ouvriers venait de comprendre la perversité du coup.

 Maksimilian le crut également. Le murmure de l’assistance l’avait mis en alerte. Il joua ce qu’il concevait comme un pertinent coup d’attaque en ce sens qu’il contraignait Vassili à avaler un verre de plus. Le verre de trop espérait-il. Contre toute attente, son adversaire vida ce verre d’un trait en tremblotant bien qu’il se soit efforcé de n’en rien laisser paraître.

Cela agaça Maksimilian au plus haut point. Il avait toujours détesté que l’on vienne chasser sur ses terres. Quelles qu’elles soient ! Il se hâta de sacrifier un nouveau pion. Jamais Vassili ne pourrait encaisser autant d’alcool qu’il était lui-même en capacité de le faire.

Il en était sûr !

 

Le jeu était à présent partagé en deux par un axe de symétrie épousant la diagonale du damier. Vassili ne comptait plus qu’un pion de retard. Huit contre sept. Le jeu penchait toutefois en sa faveur. Le danger qu’il coure à dame devenait plus aigu à mesure que les coups de défense de son adversaire sonnaient dans le vide en se heurtant aux cases protégées par les pions adverses.

L’assistance retenait son souffle. La partie ne pouvait plus s’éterniser. Elle durait depuis près d’une demi-heure déjà et chacun des protagonistes avait absorbé une quantité d’alcool déraisonnable. Tous deux donnaient d’ailleurs des signes tangibles d’éthylisme avancé. À plusieurs reprises, les ouvriers spectateurs s’étaient attendus à voir l’un ou l’autre tomber à bas de son trépied ou s’effondrer sur la table. Ils continuaient tous à prier pour que Vassili triomphe mais ne pouvaient nier que les gestes de celui-ci devenaient moins sûrs au fil des coups, son œil plus vitreux. La haine s’était diluée au fond de sa pupille.

 Pas cependant aux arcanes de son esprit.

 

Pourquoi Maksimilian et lui s’étaient-ils détestés dès le premier regard échangé ? Aucune raison véritable. Rien que l’irrationnel de certaines inimitiés si fertiles qu’elles croissent sans peine jusqu’à la haine au ferment d'inexplicables rancœurs.

En bon mâle dominant, Maksimilian avait tout mis en œuvre pour pourrir l’existence de Vassili, s’appuyant sur son statut de chef d’atelier d’abord puis de contremaître en chef ensuite. Manœuvre d’une telle évidence que ses camarades avaient pris fait et cause pour Vassili. Solidarité des éléments rapportés face à l’adversité d’une famille restreinte mais unie par le despotisme social.

La majorité des ouvriers du cuivre n’étaient pas Russes. Pouvait-on leur en vouloir pour ça ? La galère était la même pour tous, qu'ils soient Tchétchènes, Géorgiens, Mongols, Ouzbeks ou de toute autre origine. La vie se teignait d'un goût amer à Norilsk. Et même si tous redoublaient d'efforts pour n'en rien laisser paraître, la lassitude peinte sur leurs visages ne trompait cependant personne.

Les décennies passaient, l’injustice demeurait vivace à Norilsk.

Cet acharnement avait fini par forger Vassili en un nouvel homme. L’arrogance de la jeunesse avait cédé le pas au mépris, la révolte à une insouciance sciemment feinte, l’impulsion au calcul.

Le chiendent privé de lumière finit toujours par mourir si étendu que soit le réseau de ses racines. Une lointaine soirée de décembre avait précipité les choses. Braver les interdits non édictés ne relevait pas de l’inconscience. Était stupide celui qui se serait fié aux apparences. Vassili était persuadé que Maksimilian l’était, abêti par sa croyance en lui-même, aveuglé par son narcissisme exacerbé.

 

Vassili jubila. Il n’en laissa rien paraître mais s’octroya une petite balade dans le temps. À quelques jours de là. L’erreur qu’il attendait venait de lui échoir, de lui être offerte par son adversaire telle l’épée confiée au torero pour pratiquer la mise à mort.

Maksimilian ne discerna qu’à peine le murmure étonné esquissé par de nombreuses voix emplies d’espoir. Cette onde parcourut les rangs de l’assemblée. L’alcool lui brûlait les yeux, promenait son cerveau d’une oreille à l’autre en un constant bourdonnement, livrait parfois sur le damier le double des pions qu’il contenait encore.

Vassili s’empara des deux pions désormais sans protection et parvint à dame. Il but lentement les verres, observant d’un œil distrait Michka revenu au bord de la table. Celui-ci empila un verre sur celui rendu sur la ligne de fond avant de le remplir.

Maksimilian pensait comprendre ce qui lui arrivait. Il se refusait toutefois à y croire. Les deux verres que venait d’avaler son adversaire allaient faire rouler celui-ci à terre. Il ne pouvait en être autrement ! Lui-même peinait à se tenir assis, à empêcher son corps de s’affaisser. La conscience de sa propre masse se diluait dans la gangue cotonneuse de son esprit. Il tressaillit à peine après un coup dénué d’intérêt lorsque la dame lui mangea trois pions avant de venir s’offrir en sacrifice.

Vassili posa les verres devant lui. Il les but d’une main plus tremblante que ferme, les levant à chaque fois en direction de son adversaire dans un geste furtif soucieux de défi. Attitude somme toute superflue puisque la partie était clairement gagnée pour lui. Deux autres de ses pions s’étaient ouverts une voie royale pour aller à dame. Ne restait qu’à tenir. Attendre la chute. Au propre ou au figuré. Une jolie pensée l’y aidait. Maintenue à flots par sa stratégie initiale.

Il regarda Maksimilian boire les deux verres de la dame en tremblant. Il frissonnait également... d’une joie prospective.

 

L’assistance tremblait aussi. Mais pas d’alcool pour une fois. La nuit serait assez longue pour s’y consacrer si l’imprévisible devenait réalité. Tous les ouvriers regardaient incrédules Vassili lancer ses pions à dame tandis que Maksimilian n’entretenait qu'à sa seule intention l’illusion de sa défense. Son unique tactique consistait désormais à s'immiscer dans le jeu d’une longue réflexion avant chaque coup inutile. Il était clair que son dernier espoir reposait sur une défaillance physique de son adversaire.

Tenir, tenir. Et tenir encore.

Voilà tout ce qu’il lui restait à faire. Les trois pions encore en sa possession n’entretenaient aucune autre illusion que celle de laisser filer de précieuses minutes. Sans son extraordinaire vanité et la confiance en lui qui l’habillait, il se serait déjà écroulé malgré l’inexorable couperet qui semblait guetter le vaincu.

 

Vassili sentit tout à coup une effroyable nausée lui dévorer l’œsophage, lui mettre le cœur au bord de lèvres. Il la retint avec une extrême difficulté. Puis lança d’une main hésitante un pion à trois cases de la rangée du fond. Lui aussi s’astreignait à tenir. Il avait compris le manège de son concurrent, saisi que Maksimilian ne cherchait qu’à gagner du temps.

Il ne s’en offusquait qu’à peine. C’était de bonne guerre.

Si ses calculs étaient bons, la partie fermerait définitivement ses portes dans cinq coups échangés. Malgré tout l’alcool absorbé, il demeurait sûr de lui, imaginait déjà la morgue s’effacer du visage de l’homme qu’il détestait par-delà l’imaginable. Cette perspective entretenait une petite flamme de lucidité même si de plus en plus souvent la lumière s’éteignait dans son esprit.

 

Maksimilian avança un pion. Enfin ! Le murmure de plus en plus réprobateur de l’assemblée venait de l’y contraindre. Vassili mangea ce pion dès lors sans  protection et abandonna à nouveau une dame en sacrifice. Il but le verre sans tarder. Il appréhendait de ne plus pouvoir tenir, le crâne en proie à une vilaine tempête.

Maksimilian prit la dame. Sa main tremblait plus que jamais. Il porta le premier verre à ses lèvres et avala lentement son contenu. Un peu d’alcool roula au long de sa moustache. Comment Vassili aurait-il pu s’en offusquer ? Il était évident que le compte à rebours avait été lancé, que la synchronisation des gestes relevait de l’impossible. On ne pouvait évoquer la tricherie dès lors que ce concept même devenait caduc.

Maksimilian était conscient qu’il disposait pour seul sursis d’un coup unique pour chacun des deux pions qu’il possédait encore. Après, la messe serait dite, le calice à boire jusqu’à une bien affreuse lie. Son regard fuyait depuis longtemps déjà celui de Vassili. Il ne se maintenait en équilibre qu’à la seule force de l’onde d’hostilité qu’il sentait rouler dans la salle, si palpable qu’elle en devenait presque matérielle.

Il se décida à jouer le tout pour le tout.

Le second verre de la dame en main, il se leva de son trépied. La salle gronda, rugit, tempêta. Il n’en eut cure et porta le verre à ses lèvres. L’assemblée protesta contre cette entorse flagrante à la règle préalablement édictée. Maksimilian renversa la tête.

Mais ne la releva jamais.

Son immense corps s’écroula soudain en arrière, fracassant dans sa chute le trépied qui avait jusque-là supporté sa robuste carcasse. Avachi au sol, il sombra aussitôt dans les limbes de ce qui ressemblait à s’y méprendre à un profond coma éthylique.

 

L’assistance peinait à croire ce que pourtant ses yeux lui livraient comme une indiscutable vérité. Qu’ils aient été présents ou qu'on leur ait narré la scène, chacun se souvenait de la dernière fête offerte par le consortium à l'occasion de la Saint Nicolas. Ce jour-là, Maksimilian pérorait sur l’estrade, frayant d’un dirigeant à l’autre, rémora frétillant auprès de requins indolents.

Le communisme avait laissé la prévarication en héritage et la majorité des directeurs à la tête du consortium devaient plus leur statut au hasard de leur naissance qu’à leurs qualités de gestionnaires.

Pour la Saint Nicolas, cette fête qui élève le 6 décembre comme la véritable date du Noël russe, les responsables du consortium s'étaient toujours astreints à célébrer l'évènement d'une manière digne. À ne pas faire les choses à moitié. Caviar et vodka abondaient sur les tables festonnées pour l'occasion. Ce jour constituait une trêve entre patrons et ouvriers réunis dans la même salle. À cette différence près qu'une estrade haute d'une soixantaine de centimètres accueillait les dirigeants et leurs épouses.

Il était clair, et entendu, qu'après le discours annuel du président, les agapes pouvaient prendre leur envol. Sur deux fronts.

Implicitement décrétés distincts, non interpénétrables.

Pas de serviette avec un torchon sous peine de voir celui-ci brûler.

Vassili ce soir-là n'avait pas hésité à transiger cet interdit. Sous l'œil médusé de ses compagnons, il était monté sur l'estrade mettant à profit le temps durant lequel Maksimilian s'était absenté pour se rendre aux toilettes. Sans aucune gêne, il était allé présenter ses hommages à Ludmila, l'épouse du contremaître, se permettant même de lui adresser la parole dans sa langue maternelle. Tous deux se croisaient à l'occasion au cercle biélorusse de Norilsk. Il y donnait un cours de langue par semaine, elle y venait de temps à autre pour quelques bonnes œuvres. Il était évident que la démarche de Vassili se voulait un affront fait au contremaître en chef.

Affront qui ne pouvait se laver que dans le sang.

Au grand étonnement de tous, les deux hommes avaient opté pour une autre voie dont la partie de ce soir ne figurait que le prélude.

Contre toute attente, Vassili venait de franchir la ligne en vainqueur.

 

 

D’immenses cris de joie s’élevèrent enfin pour saluer la chute de Maksimilian. Les chapeaux se mirent à voler en direction du plafond. Cette soudaine explosion de joie traduisait l’exaltation née de cette victoire si peu envisageable une vingtaine de minutes plus tôt.

Le vieux Michka savoura un long instant le brouhaha avant de se décider à l’interrompre. La sagesse ne le dispensait pas de la conscience des choses. L'éviction d'un contremaître pourri marquait un temps de sursis pour tous les ouvriers. Si durs au mal qu'ils soient, ils ne pouvaient qu'apprécier ce petit bonheur offert. Par l'un des leurs de surcroît.

Ses paumes largement ouvertes dressées au-dessus de la tête, il intima le silence. Lequel tarda à revenir, se fit désirer. Peina à prendre ses aises tandis que Vassili, s’autorisant enfin à éteindre la lumière dans son œil, contemplait son adversaire gisant au sol au milieu des éclats de bois.

Il gardait son triomphe modeste. Contrainte plutôt qu’envie.

 

Vassili Dimitrievitch Staklar, l’assemblée ici présente, s’exprimant par ma voix, te déclare vainqueur de cette partie de dames. En conséquence, Maksimilian Sergueievitch Antonov, perdant, devra relever le défi que vous vous étiez lancé. À savoir : rejoindre à la nage l’île de Knousibiarsk avant de regagner la rive de l’Ienisseï à l’aide d’une des embarcations présentes sur l’île. S’il s’y refusait, il devrait disparaître à jamais de Norilsk. 

 

La fin de sa phrase se perdit dans une bordée de hurlements de joie et de grognements de plaisir. Dans un cas comme dans l’autre, le consortium du cuivre devrait apprendre à se passer de Maksimilian.

Aucun des ouvriers présents ce soir ne se faisait vraiment d’illusions. Son remplaçant saurait lui aussi se montrer détestable. Mais le temps nécessaire pour qu’il y parvienne leur offrait un appréciable sursis.

Pour cette raison, chacun souhaitait témoigner son affection à Vassili, frêle et sympathique David venant de terrasser l’immonde Goliath.

Celui-ci n’éprouvait cependant nulle envie de voir les marques de sympathie s’éterniser. Il lui tardait de sortir, de quitter l’arène.

Ce pour une raison impérieuse.

 

 Il se leva lentement. Avec une grande prudence de gestes et en s’appuyant sur la table. Cinq verres simples et deux doubles y traînaient encore. Il manqua vomir à leur vue. Ce n’était vraiment pas le moment !

La tête lui tournait. Ses tempes bourdonnaient. Ses jambes manquaient d’assurance. Cruellement ! Il espéra être capable de gagner la porte d’entrée sans défaillir. Les haut-le-cœur devenaient de plus en plus intrusifs. Sa bouche se crispait sur une nausée permanente difficilement contenue. Une main devant lui en signe muet de dénégation, il entreprit sa périlleuse traversée du désert au milieu de la foule. Il ne voulait parler à personne. La sagesse imposait qu'il repousse à d’autres échéances le moindre mot prononcé.

Par chance, les tapes dans le dos, marques d’un indéfectible respect, s’apparentaient à des caresses. Un exploit pour ces hommes rudes, bâtis à chaux et souvent rustres. La plupart d'entre eux n’avaient connu que la violence en guise de mère nourricière.

Tous auraient voulu lui offrir un verre… mais admettaient sans peine son aversion de l’instant pour l’alcool. Ils admiraient sans retenue sa capacité à encaisser. Personne n’aurait pu imaginer qu’il terrasserait Maksimilian sur ce terrain.

 Vassili parvint jusqu’à la porte. Quelqu’un lui jeta une pelisse en fourrure d’ours sur les épaules. Il l’enfila sans même en avoir conscience. Un autre de ses tout récents admirateurs l’équipa d’une chapka d’un blanc immaculé.

Tout un symbole !

 

La porte s’ouvrit. Un air glacial s’engouffra. Lui laboura les poumons et l’étourdit quelque peu. Plusieurs sacs plastique voletaient dans le halo des lampadaires. Vassili s’astreignit à deux ou trois profondes inspirations. Le contraste était majeur entre la chaleur de la salle et le froid du dehors.

Il s’appuya un instant au chambranle. Puis s’avança en titubant, les mains posées sur les hanches dans une recherche d’équilibre. Il les enfonça enfin au plus profond de ses poches et s’éloigna dans le jour déguisé en nuit sous un ultime tonnerre d’applaudissements.

Il lui tardait d’atteindre l’angle de la rue.

Il progressa à pas comptés, la démarche hésitante. Il se savait encore observé. Il imaginait trop la crainte, presque une hantise, de ses camarades ouvriers. Il n’aurait pas été le premier être humain trop présomptueux retrouvé mort dans les rues de Norilsk le lendemain d'une nuit d'ivresse.

Combien s'étaient crus à l’abri de la rigueur d’un froid si puissant que la mort cherchait à y élire domicile en permanence !

Avant de tourner à l’angle de la rue, il se retourna et envoya un geste timide qui se voulait rassurant à l’adresse des quelques têtes qui bravaient encore l'air glacial pour épier sa progression.

 

Sitôt qu’il eut disparu à leur vue, il ne put se contenir. Il laissa libre cours aux haut-le-cœur qui lui torturaient l’estomac depuis trop longtemps. Plié en deux, il se soulagea à grands jets. Ses vomissures étaient si acides qu’elles en devenaient douloureuses. La bile lui brûlait l’œsophage et la bouche. L’odeur sure et aigre de ses souillures inventait d’autres spasmes en lui, tordait son corps à l’équerre sous les hoquets incisifs mais libérateurs.

La tête lui tournait encore.

Lorsqu’il se redressa enfin, il se sentit soulagé. Il reprit son chemin en direction de son appartement situé à une centaine de mètres plus haut dans la rue. Il allait d’un pas certes encore lent mais en titubant beaucoup moins.

Un sourire insolent distrayait son visage.

Cette éclaircie inattendue lui restituait une bonne part de sa jeunesse.

Tout s’était déroulé ainsi qu’il l’avait prévu. Si idiot qu'il ait pu paraître, le sacrifice de nombreux pions dès le départ lui avait permis de retourner la situation à son avantage dès lors que l’esprit de son opposant s'était retrouvé embrumé par les vapeurs d’alcool. Disputer ensuite une véritable partie de dames une fois le déséquilibre établi tout en surfant sur le mascaret de la vanité de Maksimilian s’était même révélé plus facile que prévu.

Il se félicita néanmoins d’avoir su remettre au goût du jour ce vieux truc dont usaient certains de ses lointains ancêtres biélorusses lorsque les longues soirées de veille réclamaient un semblant de lucidité.

 

Son plaisir demeurait entier lorsqu’il poussa la première porte du sas de la résidence dans laquelle il logeait. Un agréable fourmillement le chatouilla tandis qu’il se projetait dans un futur proche.

                                           

                                                                        – § –

 

 

Dans sa longue traversée des plaines de plus en plus arides de Sibérie, le fleuve Ienisseï se presse au long de berges souvent incultes. Au fil de son cours, il se gave des affluents dévalés des monts Saïan le plus souvent chargés d’une eau glacée. Les rares villes et villages qu’il traverse – ou noie suivant la saison – le voit changer de couleur à mesure qu’il s’étoffe, asseyant ses rives de plus en plus éloignées l’une de l’autre.

Parvenu à Doudinka, ultime port de son périple long de plus de cinq mille kilomètres, le fleuve se teinte d’une couleur si sombre qu’elle s’apparente au noir mariage du tchernoziom et des innombrables miasmes industriels et humains qu’il s’apprête à vomir dans l’océan Arctique de toutes les bouches de son delta.

 

 

Une semaine après cette mémorable partie de dames, bravant un froid mordant affûté par le vent, ils étaient nombreux à se masser au bord du fleuve, emmitouflés dans tout ce que les fourrures savent dessiner en manteaux et chapeaux.

Il y avait toutefois moins de monde qu'au soir de la partie de dames. Un certain nombre d'ouvriers avaient préféré paresser au chaud en ce jour de repos. Malgré les incontournables gants, beaucoup frappaient dans leurs mains pour chasser la sensation d’engourdissement qu’entretenait la bise. Quelques centaines de mètres en amont, Doudinka paressait en ce samedi matin.

Une seule et unique question flottait dans l’air et brûlait les lèvres : Oserait-il venir ?

 

Vassili, lui, était bien présent. Très entouré par ses camarades d’atelier.

Tous redoutaient un coup fourré de dernière minute. Ils se méfiaient d’une entourloupe semblable à tant d’autres dont ils avaient fait les frais par le passé. En leur for intérieur, tous souhaitaient que Maksimilian ne vienne pas. D’une part parce que le déshonneur est plus humiliant que la mort. D’autre part parce qu’au plus profond d’eux-mêmes, ils appréhendaient que le contremaître se révèle capable de relever le défi… et de se montrer dès lors plus cruel que jamais.

 Ils durent déchanter quant à l'espoir d’une fuite lorsqu’ils virent approcher l’énorme Zil noire de Maksimilian. Celui-ci demeurait le seul à Norilsk à ce point nostalgique de l’antique régime pour posséder encore un de ces monstres aux formes antédiluviennes.

Le contremaître se trouvait au volant, sa femme Ludmila à ses côtés.

Malgré tout le ressentiment qu’ils lui vouaient, ils ne purent s’empêcher d’admirer la folie de son courage. L’arrogance n’avait pas déserté son œil. Ils en furent tous témoins lorsqu'il sortit de la voiture en les balayant du regard avec aussi peu d’intérêt que s’ils avaient été un troupeau de rennes mené par des Nenets.

Un long manteau de cuir noir le couvrait des pieds à la tête. Bottes et toque de la même couleur complétaient son allure démoniaque.

Tous se prirent à rêver que cette teinte soit celle du deuil à venir.

D’un geste impérieux, il engagea sa femme à venir le rejoindre. Bien que celle-ci soit emmitouflée dans un manteau de vison dont la capuche emprisonnait sa longue chevelure blonde, sa simple vue alluma le désir au cœur des hommes. Célibataires pour la majorité d’entre eux – peu de femmes étaient assez folles pour s’exiler dans un tel enfer – ils calmaient et clamaient leurs mâles ardeurs au fond d’alcôves le plus souvent miteuses dans les bras de professionnelles beaucoup plus accueillantes que reines de beauté. Ludmila figurait pour eux l’image même de cette splendeur slave encensée par les grands auteurs.

Un havre de douceur scandinave, une ode à la beauté, un miel d’un luxe raffiné. Le tout offert au secret d'oniriques balades estivales sur cette terre toute de rigueur et de glace.

 

Maksimilian plia le bras. Ludmila s’y accrocha. Son regard clair n’exprimait aucun sentiment. Il était évident qu’elle n’y était pas autorisée. Ainsi appariés, ils descendirent jusqu’au bord du fleuve. Personne n’osait le moindre geste, tous fascinés qu’ils étaient par le surréalisme de la scène.

Dans la pénombre concédée par le livide du ciel, on eut sans peine imaginé un père conduisant d’une démarche auguste sa fille jusqu’à l’autel afin que son mariage y soit célébré. Le projet relevait d’un tout autre arôme, plus soufre que rose, et d’un sang plus macabre. Ces deux-là seraient bientôt séparés.

Pour un temps ou pour toujours ?

 

Maksimilian s’était immobilisé au bord de la rive. D’un ample mouvement du bras, il repoussa son épouse, lui concéda un geste bref de la main comme pour lui signifier : à plus tard ! Il entreprit alors de se dévêtir, le regard perdu de l’autre côté du fleuve en un point invisible de la berge.

L’Ienisseï avait plus de vingt-cinq kilomètres de largeur à cet endroit.

 

Les plus éloignés écarquillaient les yeux pour ne rien rater de la scène perdue dans les vapeurs du demi-jour et de la brume légère enrubannant le fleuve à la manière d’un cadeau empoisonné. Le tumulte des eaux recouvrait toutes les voix et disputait au vent les quelques mots échangés.

Il empesait l’atmosphère.

La longue pelisse tomba au sol et une indiscernable rumeur de surprise et de colère se lut sur les lèvres de ceux placés aux premiers rangs avant de se propager jusqu’à ceux les plus en retrait essaimés au long de la rive.

 Vassili tressaillit. Il venait de ressentir comme un violent coup de poing à l'estomac. Il se félicita aussitôt d'avoir faussé la partie de dames. Il s'était à juste titre méfié de l'honnêteté du contremaître en chef.

Le cours des choses lui paraissait moins limpide tout à coup.

Cependant, en digne descendant des anciennes hordes biélorusses qui avaient semé bravoure et courage tout au long des terres où avaient paît leurs chevaux, il ne put s'empêcher de louer la perversité de Maksimilian.

Celui-ci venait de retirer ses bottes et apparaissait désormais entièrement revêtu d'une épaisse combinaison de plongée. Rien en vérité ne stipulait cet interdit dans le défi que s'étaient lancé les deux hommes. Le perdant de la partie de dames s'engageait à atteindre l'île de Knousibiarsk à la nage puis à rejoindre ensuite la berge à l'aide d'un bateau à rames. Ce seul concept avait semblé suffisant, assez terrifiant pour ne mériter aucune clause restrictive.

 

Encapuchonnant sa courte chevelure en brosse, Maksimilian claqua des doigts. Ludmila se rapprocha de lui, tira une flasque de sa poche et la lui tendit. Contre toute attente, il ne la porta pas à ses lèvres mais vida une partie de son contenu dans sa main avant de la porter à son visage. Il ne s'agissait pas d'alcool mais d'huile de phoque dont il se massa longuement le visage.

Jetant alors la flasque par terre, il effectua un lent tour sur lui-même, toisant tout un chacun puis éclata d'un rire tonitruant.

Le rire ironique de celui qui ne doute pas.

Peu après, il pénétra dans le fleuve. La température de l'eau ne dépassait pas les cinq degrés. C'était presque une température d'exception pour un fleuve généralement prisonnier des glaces. La débâcle ne le libérait au mieux qu'à la fin juin pour l'emprisonner à nouveau dès le début du mois de septembre, unique période durant laquelle le trafic fluvial pouvait s'organiser en passant par l'océan Arctique.

Inutile de préciser que dans ces conditions la baignade était peu prisée, que les rares à s'y adonner passaient pour dérangés.

 

Vassili et tous les autres regardèrent Maksimilian s'immerger peu à peu puis s'éloigner. Assez rapidement. Malgré le peu de sentiment qu'ils éprouvaient à son égard, un semblant d'admiration alla croissant à mesure qu'il s'écartait de la rive, entraîné malgré lui sur la droite par le courant induit par le débit du fleuve.

À certaines périodes de l'année, ce débit pouvait atteindre jusqu'à huit mille mètres cube par seconde. S'il avait dû perdre la partie, Vassili ne se serait pas risqué à cet impossible exploit. La mémoire collective ne gardait aucun souvenir d'un nageur ayant tenté pareille traversée. D'autant que revenir de l'île grâce à une des embarcations qu'utilisaient parfois les plus courageux des pêcheurs pour capturer saumons et esturgeons, ne s'avérerait pas facile. Le courant rejetait toujours tout corps flottant de la berge vers le centre du lit.

En lieu et place de Maksimilian, Vassili aurait opté pour la fuite. La rage au ventre et le moral détruit.

Toutes les vérités n'auraient pas été exhumées.

 

 

L'île de Knousibiarsk, au contour tout juste discernable, se situait plus près de cette berge que de celle opposée. Un peu plus de huit kilomètres à vol d'oiseau. Une toute autre paire de manches à la nage. Parmi les deux ou trois cents ouvriers présents au milieu desquels la tête empanachée de blanc de Michka dominait, certains, parmi les plus avisés ou fortunés – voire les deux – s'étaient munis d'une paire de jumelles afin de pouvoir suivre la progression de Maksimilian dans sa course vers l'île.

Peu au départ étaient persuadés qu'il parviendrait à relever ce terrible challenge. Les avis semblaient à présent plus partagés compte tenu de la combinaison de plongée dont le contremaître était équipé. La température de l'eau relevait d'une importance moindre et le défi s'établissait désormais sur une performance physique dont hélas ils l'imaginaient capable.

La silhouette noire se devinait plus qu'elle ne se voyait réellement à la surface du fleuve. Ceux munis de jumelles commentaient pour les autres tandis que tous arpentaient la berge d'un bon pas en direction de l'aval du fleuve afin de conserver l'espoir d'être en mesure de voir la masse athlétique du contremaître prendre pied sur l'île... ou disparaître à l'horizon aquatique, défait par son incommensurable présomption.

 

Les minutes passaient. La dérive et l'avancée de Maksimilian semblaient le mener de façon propice en direction de son terme. Vassili serrait les poings au fond de ses poches. Une rage certaine s'était emparée de lui. Ce serait ridicule d'avoir déployé autant d'efforts pour échouer si près du but. Tout cela en raison d'un artifice non prévu dont l'usage pouvait s'assimiler à une forme de tricherie.

Il n'était pas le seul à penser cela.

Certains commentaires naviguaient dans ce sens et contestaient la validité du défi dans ces conditions. Il ne se gênait pas pour abonder dans le sens de ses compagnons.

Cet angle de vue servait idéalement ses desseins initiaux.

 

 

Le temps filait. Près de deux heures maintenant que Maksimilian s'était mis à l'eau. En nageant face à la rive opposée et grâce à la dérive sur laquelle il s'appuyait, on pouvait estimer qu'il avait déjà parcouru près des trois-quarts de la distance qui le séparait de l'île.

Sur la berge, les scrutateurs volontaires avaient parcouru près de deux kilomètres afin d'optimiser leur surveillance. Vassili, par un réflexe irrépressible, se retourna pour voir l'endroit d'où le contremaître s'était élancé.

La Zil était encore là. Une silhouette à la chevelure blonde se tenait à son côté.

Il laissa échapper une moue dégoûtée.

 

 

Maksimilian sentait le froid sur ses mains... et l'île se rapprocher. Malgré l'intensité de l'effort physique qu'il déployait, il continuait à se réjouir de la mine offerte par tous ces chiens lorsqu'ils l'avaient découvert équipé de sa tenue de plongée. C'était une idée merveilleuse. Qu'il avait conçue bien avant d'initier ce défi lancé à Vassili. Une simple précaution qui s'était malheureusement révélée judicieuse. Il ne s'expliquait toujours pas comment il avait pu être défait au cours de la partie de dames. Qu'importe ! L'heure n'était pas à de vains atermoiements.

Il allongea un peu plus les bras, battit plus fort des jambes.

La combinaison lui assurait une parfaite flottabilité. La dérive le portait sur l'oblique idéale. Il était certain de ne pas trop devoir puiser dans ses ressources. Elles lui seraient nécessaires pour revenir à la rame jusqu'à la berge.

Après, Vassili, il en faisait son affaire.

Les responsables du consortium avaient eu vent du différend qui les opposait et l'avaient mis en garde : aucun soutien ne lui serait accordé s'il manquait à ses engagements. Avec les ouvriers, une grève est si vite arrivée !

Il avait donné sa promesse. Mais pas celle de certaines connaissances moscovites qui savaient très bien faire avaler leurs dents aux récalcitrants... voire leur extrait de naissance.

 

 

 

Une rumeur de dépit agita les rangs. Il venait de poser le pied sur l'île. Tous ceux munis d'une paire de jumelles le confirmaient. Vassili serra un peu plus les poings dans ses poches. Même si tout laissait présager que Maksimilian allait réussir la première partie du défi, un reste d'espoir subsistait au fond de lui.

Il jeta un œil en arrière. La Zil n'était plus qu'un point sombre vers lequel se dirigeaient beaucoup d'ouvriers. Ils avaient abandonné leur surveillance, soit par lassitude soit par dépit, pour rentrer à Norilsk. La plupart savaient que la vérité du défi consistait surtout à gagner l'île à la nage. Le retour en bateau, si hasardeux qu'il soit, transformait au pire une défaillance en dérive sur le fleuve.

À cette époque de l'année, quelques navires l'empruntaient.

 

 

Près de deux heures s'étaient à nouveau enfuies. Et avec elles le plus grand nombre des ouvriers, dégoûtés à l'idée de la marche retour et de…

Ils ne demeuraient qu'une trentaine à descendre le cours de l'Ienisseï en épousant sa berge. Maksimilian était désormais en point de mire à moins d'un kilomètre de la rive. Ceux encore présents ne croyaient plus du tout à un possible échec.

Vassili, seul, persistait dans cette idée. Il refusait d'admettre que tout ce qu'il avait ourdi serait vain d'ici peu.

Trop de peine s'acoquinait à cette idée pour qu'il s'y attarde.

 

 

Maksimilian était fatigué. À peu d'être exténué. Il aurait toutefois fallu lui arracher un bras pour qu'il le reconnaisse. Il ne savait plus depuis combien de temps il souquait sur les rames et la tenue de plongée lui tenait chaud. Elle le gênait de surcroît dans ses mouvements de bras.

Il s'offrit néanmoins le luxe de faire pivoter le bateau afin de se placer face au petit groupe qui l'attendait sur la berge. Une vingtaine de mètres les séparaient encore et il s'attacha à tous les dévisager un à un d'un regard méprisant avant d'éclairer son visage marqué par la fatigue d'un sourire d'une folle arrogance.

 

C'est ce sourire narquois et tout le mépris qui s'y lovait qui déclencha l'irréparable. Alors que tous ceux encore sur place rageaient devant le proche succès de Maksimilian, ce sourire, promesse solennelle de terrible à venir, alluma la colère du plus sage d'entre eux. Il se baissa, choisit une grosse pierre à ses pieds et la lança avec une vigueur pleine de rage en direction de l'esquif.

La première surprise passée, comme s'ils n'attendaient que ce signal, ils se mirent tous, l'un après l'autre, à imiter le vieux Michka. D'abord méthodiquement puis très vite pris d'une véritable frénésie.

Une volée de pierres s'abattit en direction du contremaître dont certaines frappèrent le bateau. D'abord incrédule, Maksimilian éclata d'une rage folle et se mit à leur hurler des injures et leur promettre mille sévices. Lorsqu'une pierre le toucha au flanc, l'inquiétude renversa la vapeur. Un nouveau projectile lui fit lâcher une de ses rames. Il se redressa pour crier sa colère. À peine debout, une pierre lui frappa le visage au niveau de la tempe. Il y porta la main aussitôt. Sentit la tête lui tourner. L'instant d'après, il chutait lourdement à l'eau. Dans le déséquilibre, il donna une poussée au bateau.

Celui-ci partit à la dérive, entraîné par le courant.

Tous s'attendaient à voir Maksimilian se mettre à nager en direction du canot. Il n'en fut rien. Il semblait flotter, inconscient. Vassili évita de réfléchir. Il lança la pierre qu'il tenait encore à la main. D'autres l'imitèrent.

Ce fut comme une soudaine curée, un mouvement de foule incontrôlé comme si toute la rancœur accumulée pendant tant d'années trouvait enfin son exutoire. Un projectile sur dix, au mieux, atteignait sa cible. Le corps du contremaître s'éloignait vers le centre du lit du fleuve et les tirs finirent pas s'arrêter. Ils devenaient inutiles.

 

Tous fixaient la scène. Incapables de se regarder. Ils commençaient tout juste à mesurer la portée de leur geste. Et souhaitaient tous que Maksimilian soit mort. Entre eux, le silence règnerait. Pour toujours.

Dans le cas contraire, ce serait eux les hommes morts. Ils firent enfin demi-tour, tête basse, le pas lent.

Parfois, les souhaits prennent un tour atroce lorsqu'ils se réalisent.

 

L'angoisse les tint éveillés et inquiets durant plus de deux jours. Jusqu'à la découverte du corps. À tous ceux surpris par cet épilogue inattendu, ils racontèrent que le contremaître avait flanché à quelques centaines de mètres de la berge puis cessé de ramer, visiblement épuisé.

Par chance, les marins du cargo qui avaient repêché le corps s'y étaient pris avec si peu de précautions que l'on porta au crédit des nombreux chocs contre la coque les hématomes visibles sur le corps de Maksimilian.

La vie est rude à Norilsk. La mort peut l'être aussi.

Personne ne s'offusqua de ce décès.

Nul ne se posa de questions sur les véritables causes de cette disparition.

                                            

                                                                  – § –

 

Autrefois, il y a très longtemps, les corps n'étaient pas enterrés au-delà du cercle polaire. À l'aide d'une tarière, on pratiquait une excavation jusqu'au cœur du permafrost. On y descendait ensuite le corps puis on comblait le trou à l'aide de quelques mètres cube d'eau afin que celui-ci se conserve ainsi pour l'éternité.

La civilisation a amené son cimetière avec elle. Norilsk peut s'enorgueillir depuis de nombreuses années déjà d'enterrer dignement ses morts.

 

Les obsèques de Maksimilian Sergueievitch Antonov eurent lieu trois jours après que son corps ait été arraché à l'Ienisseï. Cérémonie très brève. Bénédiction expédiée par un pope emmitouflé dans sa parka. Assistance si réduite que les rares personnes qui s'étaient faites violence pour être là purent aisément mesurer le degré d'inimitié dans lequel on tenait le défunt. Le consortium, pour sa part, n'avait délégué qu'un vague représentant du personnel.

Les mauvaises langues – l'étaient-elle vraiment ? – prétendaient que les dirigeants avaient préféré consacrer leur temps à la recherche d'un nouveau chien de garde plutôt que d'assister aux obsèques du précédent.

 

Le soir même, la belle Ludmila Irinaïa Antonovna râla et cria durant de très longues heures. À la limite extrême de l'épuisement, elle trouva cependant la force de repousser la main qui s'avançait vers elle. Tout son corps luisait sous la lumière prodiguée par un splendide feu de cheminée.

– Arrête, arrête par pitié. Tu es un monstre. Tu vas me faire mourir de plaisir. Dormons maintenant… nous avons la vie devant nous désormais.

Pesant le pour et le contre, il remit le bouchon sur le flacon d'huile de phoque. C'était fou tous les usages que l'on pouvait en faire. Pour peu qu'on en avale suffisamment cela allait même jusqu'à tapisser la paroi de l'estomac afin que l'alcool ne diffuse que très lentement dans le corps.

Vassili sourit.

Encore fallait-il le savoir... et être capable de résister aux terribles nausées que cela provoque ! 

 

 

 

 

       Depuis plus de dix jours, les bouteilles avaient circulé de main en main et la nouvelle de bouches avides en oreilles attentives. Vodka et distraction : deux sésames indispensables pour ne pas devenir complètement fou en Sibérie. Et peu importe que l'alcool soit souvent de piètre qualité et les amusements d'un goût douteux ! Personne ne se montre regardant sous la semi-pénombre qui s’abat interminablement au-delà du cercle polaire. Sans oublier ce gris qui recouvre toute chose d'un voile empreint de tant de tristesse qu'il parvient même à enlaidir la neige.

 

 

 

Chacun savait malgré tout que la situation ne pouvait pas s’éterniser. Que la tension était à ce point comble que seule une issue dramatique pouvait en venir à bout. Qu'elle ait perduré plus de six mois semblait déjà extraordinaire. Personne toutefois n’aurait imaginé qu’elle se règle d'une manière aussi étrange

 

 

 

Rien ici pourtant ne se passe comme ailleurs et si le thermomètre ne décrète plus les jours de travail à Norilsk comme il le faisait autrefois à la triste époque du goulag, le climat rend toujours aussi fou. Avoir tué père et mère ne suffit pas à justifier que l'on échoue ici. Même une famille au grand complet trucidée à l’aide d'une égoïne excuse à peine l'exil au cœur de ce désert glacé. Si tant est que l'on puisse imaginer entendre battre un cœur dans cette rigueur de nuit, de brume, de vapeur et de vent. De vent. Et encore de vent.

 

 

 

 

 

Qui n'est jamais venu tout au nord de la Sibérie, à la pointe extrême de la péninsule de Taïmyr, ignore ce qu'est le vent ! Ici, ses colères sont spectaculaires, pour ainsi dire quotidiennes, rendues presque festives par l'incessant tournoiement des sacs plastique de toutes les couleurs qu'il transforme en confettis et draine en son sein. Des milliers et des milliers chaque jour à danser dans le halo blafard que dispensent les myriades de lampadaires en lutte contre le crépuscule polaire. Lutte aussi puérile que celle que mènent contre la morosité les façades colorées des bâtiments arrimés sur des pilotis plantés tant bien que mal au cœur du permafrost. Peut-être s’y sentirait-on moins mal à l'aise si l'air n'empestait le soufre, le chlore et l’ammoniaque, cadeaux empoisonnés offerts sans concession par les complexes industriels. Rien n'est moins sûr cependant !

 

Les consortiums exploitant le cuivre et le nickel justifient à eux-seuls l'érection de la ville à partir des années trente. Épreuve imposée sous couvert de rédemption par le travail aux victimes des purges staliniennes. Ils furent des centaines de milliers, des millions peut-être, dépêchés par le régime pour venir creuser au fond des mines. Le sous-sol regorge en effet d'inépuisables richesses dont le cuivre et le nickel ne constituent que les fleurons les plus nobles. Cette exploitation plonge la ville sous un constant nuage de vapeurs chimiques oranges et vertes promptes à s'acoquiner aux brumes. Malgré les airs pimpants qu'elle se donne avec ses murs bariolés, la cité ne s'est jamais vraiment remise du joug stalinien comme en témoignent encore de nombreux bâtiments abandonnés et délabrés que personne ne songe ni à restaurer ni à détruire.

 

Même l'accès à la ville n'est pas chose aisée. Biélorusses, Kazakhs, Ouzbeks, Tchétchènes et tant d'autres étrangers, doivent obtenir une autorisation afin de venir jusque-là en transitant par Doudinka, ultime port sur l'Ienisseï avant que le fleuve ne vomisse la boue de ses eaux dans l’océan Arctique. Une route défoncée à l'extrême demeure l'unique moyen de transport encore en usage reliant les deux villes entre elles.

 

 

 

                                                       *

 

 

 

Quelques minutes s’attardaient encore en chemin avant que dix heures puissent pérorer à l’immense horloge ronde du " REVE d’ETERNITE ". Tout un programme ! Les bars et boîtes de nuit fleurissent à Norilsk, rivalisent tous d'appellations rejetant au plus loin la dure réalité de l'existence. La salle du vaste hangar transformé en bar de nuit était bondée. Comme partout ailleurs chaque vendredi soir ! A cette différence près que la plupart des autres établissements comparables de la ville avaient été boudés ce soir-là par les métallurgistes du cuivre. Ils avaient investi le lieu transformé pour un soir en une curieuse arène.

 

Toutes les tables et les chaises se trouvaient reléguées à la périphérie de la salle, entassées à la va-vite afin que tous ceux qui l'avaient souhaité puissent se retrouver là. Au centre du monde. De leur monde ! Seule demeurait au mitan du vaste espace une seule et unique table sur laquelle trônait un damier aux dimensions imposantes. Deux trépieds s’y faisaient face.

 

Assis sur celui qui regardait la double porte d'entrée, Maksimilian Sergueïevitch Antonov attendait, patient. Bien que son visage carré ne laissât filtrer aucune émotion tout son être inspirait un subtil mélange de crainte et de respect forcé. Ainsi qu’une certaine admiration. Celle due aux individus hors normes. Même assis, sa puissante stature semblait d'une telle évidence, investie dans un corps où pas une once de graisse ne semblait s’être aventurée. Le plus impressionnant demeurait cependant la méchanceté naturelle peinte sur son visage servie par de courts cheveux taillés en une brosse sévère, une moustache drue et des yeux d’un bleu presque limpide surlignés par l’arc sombre que dessinaient ses sourcils. Impassible, il fixait la porte d’entrée, insensible au bruissement de la salle.

 

 

 

Plus perceptible à la périphérie qu’au centre, la tension circulait, naviguait au prés de rang en rang, diffusant au long des cercles concentriques qui ceinturaient la table. L’arène prenait des allures d’extérieur, enfumée et largement éclairée, tandis que les pâles des ventilateurs suspendus au plafond rappelaient les chuchotis du vent aux jours fastes à défaut d’être réellement efficaces. Chacun attendait, persuadé de bientôt toucher du doigt un moment inoubliable. Personne ne regrettait pour l’heure d’être venu, d’avoir choisi le " REVE D'ETERNITE " pour une soirée. Le temps d'y miser quelques belles liasses de roubles.

 

Ici ou en tout autre lieu de la ville, une large part du salaire, par ailleurs important, de ces ouvriers disparaissait entre les vapeurs d’alcool et la beauté diaphane de quelque blondeur slave. Rien n’était trop beau pour distraire ces hommes de l’âpreté de l’existence sous ces latitudes que fuient même l'immense majorité des animaux. Ici, l’espérance de vie prenait tout son sens. Déjà très faible en Russie en comparaison au reste du monde occidental, elle laissait échapper ici quelques précieuses unités, vendangées par la rigueur du climat, la démesure de la consommation d’alcool et un air saturé par toutes les pollutions que la "civilisation" avait drainées avec elle.

 

Ce soir, toute règle valant qu’on lui accorde exception, plusieurs centaines de milliers de roubles échapperaient au tiroir-caisse du "REVE D'ETERNITE " pour passer d’une poche à une autre. Les paris allaient leur train soutenu depuis plusieurs jours. Aucun des challengers n’avait cependant ramené sur sa tête un indiscutable plébiscite. Trop de sentiments faussaient l’évidence des vérités premières. Acquis pour l’heure contrebalancé par un trépied demeuré libre, preuve évidente de l’absence de l’un des protagonistes. Déjà, cette question muette qui agaçait les lèvres se lisait dans les regards fatigués. «  Oserait-il venir ou avait-il choisi l’exil au dernier moment, seul vêtement acceptable pour dissimuler la honte de son renoncement ? »

 

La double porte s’ouvrit soudain. Dix heures approchaient. Instant fatidique. Échéance avérée.

 

 

 

Tous les regards se braquèrent dans cette direction. Et un soupir accompagna de dépit l’arrivée d’un petit groupe d’ouvriers. Les chapeaux fuirent les crânes rendant les têtes plus anonymes. La variété des couvre-chefs conférait à Norilsk le titre officieux de capitale russe de la chapellerie. Comme si cette manière originale de se démarquer permettait à chacun de détenir une existence propre. Démarche essentielle dans cet environnement cotonneux souvent privé de lumière.

 

Le dépit n’eut cependant pas loisir de rebondir longtemps d’un mur à l’autre de la grande salle. La porte laissa de nouveau pénétrer l’air glacé des rues. Il accompagnait Vassili Dimitrievitch Staklar. Une onde de satisfaction se trémoussa de lèvres en lèvres avant que le silence ne chute lourdement. Le nouveau venu retira ses gants, sa chapka en loup de Sibérie et son long manteau en peau de renne puis s’avança vers la table centrale en abandonnant au passage ses vêtements à deux de ses camarades. Il honorait le défi qu’on lui avait lancé. Plus par courage que par dépit. Rien que pour ça, chacun le trouva grandi ; il ne mesurait pourtant guère plus d'un mètre soixante-dix.

 

Sans quitter son adversaire de l’impressionnante acuité de son regard noir, il prit place sur le trépied qui lui était dévolu. Glissant alors la main à l’arrière de son crâne, il ôta la barrette qui retenait sa chevelure et libéra la masse de ses cheveux blonds. Ils retombèrent bien au-delà de sa ligne d’épaules. Vassili se montrait particulièrement fier de sa chevelure.

 

Tous les hommes fixaient l’étrange scène, évaluaient le vrai de la situation. Comme un face à face entre le Bien et le Mal d’un manichéisme faussement ingénu ! Il aurait fallu être terriblement idiot pour croire en la simplicité des choses. Du terrible dans le regard, les deux hommes se toisèrent. A l’évidence, rien ne les unissait assez pour peindre d’espoir leur éventuelle entente.

 

 

 

 

 

Un homme se détacha de la masse et s’avança alors en direction de la table. Il était âgé de plus de soixante ans. Un âge vénérable sous des cieux si hostiles. Une aura de puissance et de respectabilité le drapait. L’œil bleu, le cheveu de neige, la masse athlétique et la démarche assurée. Quant à sa taille, proche des deux mètres sans l’ombre d’une hésitation. Les plus anciens l’avaient connu sous son prénom d’Igor mais tout le monde aujourd'hui l’appelait "Michka", le nounours. Surnom amplement mérité. Sa large stature l’autorisait à afficher une douceur peu commune dans ces espaces de fureur et de bruit qu’exacerbait souvent une consommation excessive d’alcool. Les ans l’avaient guidé d’ours des Carpates à ours polaire, de simple ouvrier extracteur au fond de la mine à contremaître major dans le principal atelier de fonderie. Il était obéi et respecté au sein de cet univers hors normes où les hauts fourneaux vomissaient d'impressionnants lingots de cuivre pesant plus de trois cents kilos dans des gerbes de fusion rougeoyantes auréolées de larges écharpes de vapeur verte.

 

 

 

" Maksimilian, Vassili, en ma qualité d'ancien, vous m'avez tous les deux choisi pour arbitrer le défi que vous vous vous êtes lancé. Je me montrerai digne de cette confiance et tous les camarades ici présents pourront en attester. Je vais vous rappeler les règles. Je ne le ferai qu’une fois. Celui qui ne les respectera pas s’exclura de lui-même. La partie se déroulera en suivant fidèlement les vraies règles du jeu de dames. Vous n’êtes pas autorisés à vous appuyer à la table, pas plus qu’à un quelconque contact physique avec votre adversaire. Vous ne devrez pas non plus autorisés tenter de perturber sa réflexion de quelque manière que ce soit. "

 

 

 

Sa voix, d'une tessiture envoûtante, roulait assez fort pour être entendue dans toute la salle. L'assistance d'ailleurs n'en perdait pas un mot.

 

 

 

" Sera déclaré vainqueur celui qui remportera la partie dans le respect des règles du jeu ou celui demeuré en place sur son siège sans s’être aidé d’un quelconque appui. Je veillerai personnellement au bon respect de ces deux dispositions. Acceptez-vous ces conditions ? "

 

 

 

Les deux hommes qui se hérissaient du regard de part et d’autre du damier livrèrent un geste de la tête en signe d’assentiment. Michka ne se hasarda pas à leur demander de se serrer la main. Dans un même terrier, le renard et le lapin ne peuvent partager la même envie sincère de pactiser.

 

 

 

" Naturellement, le perdant de la partie s’engage à relever le défi qui constitue l’enjeu de celle-ci. Nous tous ici présents, hommes d’honneur, y veillerons. Messieurs, je vais procéder au tirage au sort. Maksimilian, tu es le plus âgé, choisis, droite ou gauche ? Droite ! , répondit celui-ci. Les deux énormes mains de Michka s’ouvrirent. Une pièce en or de cent roubles brillait dans la gauche. Vassili, le sort t’a désigné, tu commences. "

 

 

 

 

 

Celui-ci ne s’accorda aucun temps de réflexion. Tout juste laissa-t-il à Michka le loisir de se placer trois pas en retrait de la table. Il avança son pion complètement à gauche en suivant la diagonale noire. Maksimilian répliqua sans plus réfléchir. La partie était désormais engagée. Une partie spéciale. Avec un enjeu taillé dans le même bois. Les modalités du jeu épousaient scrupuleusement les règles d'une partie de dames. A une différence près. Une différence de taille !

 

Sur le damier d’exception, il mesurait près de soixante-dix centimètres de côté, étaient disposées deux fois quatre rangées de verres valant pour pions. A l’intérieur de ces verres, un liquide blanchâtre remplissait ceux dévolus à Vassili, un liquide sombre pour ceux réservés à Maksimilian. Vodka, lait de coco contre vodka, Coca-Cola. Quatre cinquièmes d’alcool pour le défi, un cinquième pour la couleur. Chaque verre avait une contenance de vingt centilitres. Seul bémol à la mélodie du jeu de dames : chaque pion pris par l’adversaire devait être bu par son conquérant. Vingt pions potentiels pour chacun soit pas loin de deux litres d’alcool pur en tenant compte d’une vodka titrant à près de soixante degrés et de son coupage à un cinquième.

 

 

 

Rien ne garantissait que la partie aille à son terme si rompus à la consommation d’alcool que soient les deux adversaires. Surtout si le jeu devait se poursuivre à la cadence soutenue à laquelle il venait de démarrer. Vassili avança son quatrième pion. Maksimilian répliqua aussitôt. Sans attendre, son adversaire glissa un pion sous le nez d’un pion adverse. Un " Oh ! " chargé d’étonnement parcourut l’assemblée.

 

 

 

Maksimilian laissa échapper un sourire carnassier et lâcha les fauves. De case en case, il mangea trois pions. Qu’il but l’un après l’autre sans presque s’accorder le temps de respirer. Vassili but à son tour le pion qu’il se voyait contraint de prendre. Les deux hommes repartirent aussitôt à l’assaut des espaces ainsi libérés.

 

L’assistance retenait son souffle. Livrait un tel silence que le glissement feutré des verres de case en case demeurait audible.

 

 

 

Quelques tours plus tard, un nouveau murmure teinté d'un mécontentement étonné salua un coup maladroit de Vassili. Celui-ci venait encore d’offrir trois pions à la voracité de son adversaire. Lequel avala sans coup férir ce cadeau semblant tombé du ciel si sombre et hostile qu’il se pare une bonne partie de l’année. Vassili parut se consoler en liquidant le pion adverse qui limitait son déficit.

 

Parmi tous les hommes présents, les seules femmes autorisées ce soir dans cet univers masculin étant les serveuses, pas un ne souhaitait la victoire de Maksimilian. Tous rêvaient au contraire que Vassili l’humilie par une sévère défaite les vengeant tous par-là même des injures et brimades quotidiennes dont les abreuvait le pire contremaître sans doute qu’ait jamais employé le consortium du cuivre. Du point de vue ouvrier s’entend ! Une brute infecte, incapable de compréhension, russe au point d’en détester les peuples frères. Mauvais jusqu’à imposer la loi des patrons par la violence de ses poings. Corrompu à un degré tel qu’il aurait cédé frères et sœurs pour quelques milliers de roubles.

 

Pour l’heure cependant, le jeu laissait présager une toute autre issue que celle espérée par l'assemblée. Impression confirmée cinq tours plus tard lorsque Vassili avança un de ses pions. Aucune protection ne semblait envisageable afin d’empêcher Maksimilian de prendre un double avantage lors des tours suivants. Une onde de désarroi traversa la salle. Les visages fatigués et marqués par une vie en perpétuel hiver s’étirèrent. Vassili n’en conserva pas moins son allure impassible. Il ne paraissait pas s’émouvoir de l’émoi qu’il provoquait.

 

 

 

Peu après, il regarda sans ciller Maksimilian lui souffler deux pions sans que lui-même ne puisse lui en ravir un seul. En quelques minutes, il venait de perdre huit unités de son armée tandis qu’il n’avait délesté son adversaire que de deux pions. Aucune déception ne marquait cependant son visage. Encore moins un signe de désespoir. Sa haine pourtant demeurait intacte, pure. Un diamant inaltérable. Tout le liguait contre Maksimilian. Le simple ouvrier face au contremaître. Le Biélorusse contre le Russe. Le champion ouvrier du jeu de dames contre celui des cadres. Le faible opposé au puissant.

 

Toute cette haine accumulée depuis des années fleurissait au véritable enjeu de la partie et à l'aulne de ce défi qu’aurait à relever le perdant. Un défi si terrible, si peu lisible aux lettres du possible, que parler d’une partie à la vie à la mort ne nourrissait aucun goût pour l’exagération.

 

 

 

Les coups s'enchaînèrent à nouveau. Ils visaient avant tout à ramener toutes les brebis, les blanches comme les noires, au sein d'un seul et même troupeau. Les pions déjà pris avaient marqué des vides dans le bon agencement des espaces. Les spectateurs, amateurs du jeu de dames tout autant que celui des échecs, supputaient mentalement sur la stratégie de chacun. Il était clair que Maksimilian avait pris un avantage important lors des premières joutes. Sa ligne de fond laissait toutefois un vide sur la droite du damier. Un vide qu'un joueur avisé pourrait parfaitement élire pour future maison. Tous savaient Vassili joueur avisé. Même ceux qui avaient misé sur la victoire du contremaître ! Ceux-là s'étaient tout simplement voulus pragmatiques et leur mise ne correspondait pas à leur désir le plus cher. On les reconnaissait à leurs bouches closes.

 

Quant aux autres, le plus grand nombre, ceux qui n'avaient pas craint de perdre quelques roubles, leurs lèvres modulaient de muets encouragements, osaient quelques conseils à son adresse. Ils n'étaient pas dupes, savaient très bien qu'il ne pouvait ni les voir ni les entendre. Il avait pour l'heure un bien plus terrible chat à fouetter. Un tigre blanc de la plus redoutable espèce ! Pour la majorité de ces hommes dont la diversité des morphotypes trahissait une plus ou moins lointaine origine avec tous les pays que la Russie avait entraînés dans l'aventure de l'U.R.S.S., Maksimilian symbolisait la survivance des apparatchiks. Ces dirigeants que leurs parents et grands-parents avaient maudits et maudissaient encore pour avoir trahi leur rêve d'un monde meilleur. Cette assimilation ne composait pas avec un rationnel indigne de contestation. Mais si tous les sentiments humains ne devaient s'appuyer que sur d'indéniables étais, Vassili et Maksimilian seraient devenus des amis inséparables.

 

 

 

 

 

Maksimilian avança un de ses pions. Sans le lâcher. Le recula. Huit verres en dix minutes. Près de trois-quarts de litre d’alcool pur. Malgré son exceptionnelle constitution, son esprit peinait désormais à échafauder une stratégie construite sur l'anticipation, à se projeter dans futur du jeu de son opposant. Il décida finalement d’avancer un autre pion, manœuvre défensive de faible envergure. A laquelle Vassili répondit aussitôt en comblant un vide entre ses lignes. Ses lèvres retenaient un sourire. Contrairement à ce que pensaient ses collègues ouvriers massés autour de la table dont il surprenait les commentaires à mi-voix pour les plus proches, il suivait depuis le début une stratégie féroce. Machiavélique. Imparable. Il ne désirait pas en douter.

 

Plutôt que de tout miser sur ses indéniables qualités de joueur, il avait pris l’option de bâtir sa victoire sur la vanité de son adversaire, sa prétention sans limites. Il conserva néanmoins son masque d’impassibilité lorsque celui-ci avança le pion qu’il souhaitait lui voir jouer. Le piège qu’il lui tendait depuis le début semblait devoir se refermer. Un piège à double mâchoire. A lui de continuer à tisser maille à maille le filet conduisant à la nasse ! Une fois engagé à l'intérieur du vervier, aucun poisson ne peut en réchapper.

 

 

 

Chacun des joueurs venait à nouveau de jouer quatre coups. Des avancées sans grande envergure visant uniquement à resserrer les lignes, à combler les espaces. Les deux rangées du fond étaient désormais vierges de toute pièce. Vassili décroisa un pion au centre du jeu, basculant ainsi son attaque sur le flanc gauche du damier. Maksimilian considéra le coup d’un œil pensif… et un peu terne. Il tenta de se projeter dans l’esprit de son adversaire. N’y parvint qu’en partie. Il sentait l’alcool embrumer sa réflexion, comprit et décréta qu’il devait mettre à profit son avantage numérique pour glisser vers l’estocade. Il lui tardait de voir Vassili vaincu. Et se projetait dans l’avenir. Vers l’enjeu véritable de la partie : Doudinka une matinée d'été. Un été sibérien cela va sans dire. Au delà du cercle polaire, certains mots se refusent à rimer avec le concept qu'ils induisent.

 

Il lui tardait que triomphe l’évidente supériorité russe sur ces bâtards de biélorusses. Il était descendant de ces hommes contraints à l’exil par le régime de Staline, ces héros qui avaient érigé Norilsk au prix indécent d’incroyables souffrances et de nombreuses vies. Ce territoire était russe, du permafrost au plafond bas et sombre balayé par le vent qui lui tenait lieu de chapeau. S’il n’avait tenu qu’à lui, aucun étranger n’aurait été autorisé à venir y vivre. Encore moins à y travailler. Sa haine pour ces vautours, ces suceurs de richesses autres que les leurs, était incommensurable, surfait sur la plus petite vague offerte au vent de la discorde. Les propriétaires du consortium l’avaient bien compris, l’élevant au rang de contremaître en chef. Un homme par essence détesté. Ils ne l'avaient pas choisi au hasard, ils lui savaient les épaules assez larges pour supporter la vindicte des ouvriers. Chaque homme a son prix. Avec Maksimilian, ils n’avaient jamais eu à se plaindre du retour sur investissement. Ils le tenaient en revanche en piètre estime... ce que le contremaître ignorait. La fierté et l'orgueil mènent souvent à la canne blanche.

 

 

 

Savourant par avance un succès qui lui semblait promis, Maksimilian avança un pion d’attaque sur le côté gauche du damier. Puis chercha le regard de son adversaire. Il se promettait déjà d’emmener Ludmila sur les bords de l’Ienisseï afin de donner un peu plus d’acidité encore à sa victoire. Il se savait en partie détesté par le seul fait de coucher tous les soirs dans son lit une des plus belles femmes de Norilsk. Une habituée des innombrables salons de beauté de la ville. Il acceptait volontiers qu'elle y dépense des sommes folles puisque c'était dans le but de toujours lui plaire. Sa femme ne partageait pas tout à fait cette vision des choses. Elle était âgée de vingt-cinq ans lorsqu'ils s'étaient connus ; il en avait huit de plus. Naïve, elle avait cru que les émois horizontaux comblent tous les vides d'une existence. Depuis, elle avait appris à ses dépens la valeur du respect et de la tendresse. Et regretté son choix alors que tant de prétendants lui avaient fait la cour. Les filles sont rares à Norilsk. C'est dire si les plus belles... ! D'autant que sa beauté ne prêtait à discussion. Née d'un père russe et d'une mère biélorusse, elle synthétisait à elle seule tous les canons de la beauté slave. Que Maksimilian ne se soit pas offusqué de la partie étrangère de son ascendance ne surprenait guère. Les paradoxes savent survivre dans toutes lesconditions. Même les plus extrêmes !

 

 

 

Vassili devina ces yeux qui cherchaient les siens. Ne tenta pas de les fuir. Il avança un pion en chargeant son regard d’une arrogance méprisante. Furieux de cet affront auquel il ne pouvait répondre que par le jeu, Maksimilian doubla le pion précédemment joué par le bas. Vassili contre-attaqua aussitôt livrant un pion et un nouveau regard sur l’horizon du jeu. Maksimilian fronça les sourcils. Crut comprendre. Il était déjà un peu tard.

 

 

 

Vassili avala d’un trait les deux pions qu’il venait de prendre. Attitude de défi totalement volontaire. L’alcool lui brûla la gorge, lui griffa l’œsophage. Il réprima un haut-le-cœur à grand-peine. Mais savoura cependant sa position tout à droite sur l’antépénultième et l’avant-dernière lignes du damier. Tout ce côté de son adversaire était désormais sous le coup d’un double péril : le laisser aller à dame ou lui offrir une orgie de pions. Tout se déroulait tel qu’il l’avait imaginé. Il refusa toutefois de se laisser entraîné plus loin que le raisonnable. Certains rêves s’épanouissent mieux sous les faibles ondées de la pensée qu’aux gros orages de l’obsession.

 

 

 

Cette certitude ne le dispensait pas de sentir sa haine intacte. Il faut dire que celle-ci durait depuis près de vingt ans. L’âge qu’il avait en arrivant à Norilsk. Le temps avait patiné les raisons qui l’avaient contraint à se faire oublier en Sibérie. Ici, toutes les histoires se ressemblent, toutes de sang et de larmes. Paradoxalement, nul ne semble pourtant pressé de repartir, comme envoûté par la torpeur d’un éternel hiver. Aucun printemps digne de ce nom ne sonne le renouveau dans la toundra glacée sur laquelle la végétation ne pousse qu'avec parcimonie et préciosité, comme à regret. A tout prendre, Vassili jugeait cela préférable à la chaleur torride et aux moustiques endurés à Krasnoïarsk où il s’était terré durant quelques mois chez un lointain cousin avant de pouvoir fuir plus au Nord en remontant l’Ienisseï enfin débarrassé des glaces jusqu’à Doudinka. En regard de ce qu’il avait pu constater au cours de cette semaine de navigation, les façades colorées de l’ultime port avant l’océan Arctique avaient un air festif comparé à la désolation d’un monde en désuétude tout de rouille et de ruines. Un univers restitué à lui-même et sa primarité dans lequel ne survivaient que les rares tribus à l’avoir toujours occupé. Un monde libéré de la folie des hommes imbus d’une puissance inventée. Ces intrusions n'avaient jamais empêché les Bouriates de conduire au sommet du Pic de l’Amour leurs femmes infertiles, les abandonnant là quelques jours afin qu’elles leur reviennent prêtes à enfanter. Aujourd'hui, ils continuent encore. Ce continent glacé à l’intérieur de la démesure d’un autre a élu ses vainqueurs : ceux-là mêmes qui le peuplent depuis des temps immémoriaux.

 

 

 

Le soudain embarras de Maksimilian se lisait sur son visage. Quelques sourires éclairèrent l’assistance. Personne n’avait saisi toute la subtilité de l’attaque mais tous éprouvaient une immense envie de se réjouir par avance. Vassili figurait leur bras armé. L’espoir de les libérer du joug d'un contremaître tellement abhorré qu'aucun mot ne savait exprimer de manière fidèle le sentiment qu'ils ressentaient à son égard. Personne ne doutait que le perdant de la partie ne possédait aucune chance de relever le défi qui lui était afférent. Pour eux, le vaincu de ce soir était d’avance un homme mort ou contraint à la fuite. Ils suivirent d’un œil avide Maksimilian avancer un pion au centre du damier. Un coup défensif pouvant au mieux limiter l’hémorragie et dans une moindre mesure contrer la fuite à dame. Vassili répondit aussitôt en avançant un pion en retrait. Regrouper ses troupes prévalait pour l’instant. Rester dans la logique du jeu, ne se laisser griser ni par l'alcool ni par la pensée.

 

 

 

Huit coups venaient d’être échangés. Des coups de défense, de remise en place. Les espaces se restreignaient. Les deux lignes d’attaque n’étaient plus séparées que par une ligne neutre. La position de Vassili avec près d’un rang complet de déficit pouvait encore paraître hasardeuse. Le sourire à ses lèvres niait toutefois cette évidence. Maksimilian offrit un pion en échange. Il n’avait d’autre choix. Vassili le but, d’un seul trait. Puis observa son adversaire s’acquitter du même devoir. Tout son côté droit demeurait bloqué par la menace à dame. Il augmenta cet avantage en prenant le pion sur la diagonale de gauche. Son armée devenait compacte. Maksimilian grimaça. Tenta de contrer le coup en glissant un pion hors d’atteinte de la dame potentielle. Vassili lui offrit un pion à manger. Puis un autre qu’il reprit aussitôt. Le coup tendait à scinder en deux les troupes de son adversaire. Mais pas uniquement…

 

 

 

Les pions cédés éclairaient le jeu mais éteignaient peu à peu la lucidité dans l’œil ennemi. L’alcool y traçait tout un réseau de veinules rougeâtres. Le geste devenait plus tremblant, moins assuré, fidèle répons de la réflexion altérée par la vodka. Vassili comprit que son antagoniste avait saisi son dessein à l’instant où celui-ci lui offrit deux pions inutilement sacrifiés. Maksimilian reprenait la tactique à son compte. Vassili but les deux verres. Lentement. En offrit un à son tour.

 

Autour de la table, les hommes commentaient à mi-voix chaque coup échangé. Il était devenu clair que le jeu des pions, l’essence même du jeu, avait pris une nouvelle dimension. Maksimilian était armé d’une résistance sans égale à l’alcool mais une telle quantité absorbée en un si court laps de temps altérait à l’évidence cette capacité. A preuve, il buvait désormais chaque pion cédé par Vassili beaucoup plus lentement. Son bras tremblait et sa main faisait danser le liquide à l’intérieur du verre. Il avait compris le but recherché par son adversaire et s’attachait à présent à lui rendre la pareille en lui offrant des pions sans espoir de prise en retour.

 

 

 

Vassili retint un haut-le-cœur encore plus violent que les précédents. Il venait de prendre six pions à Maksimilian, n’en avait concédé qu’un seul. Sa stratégie était éventée mais il pensait le mal irrémédiable. Maksimilian vacillait sur ses bases, cherchait avant tout à se maintenir en équilibre sur son trépied. L’absence de dossier rendait cette recherche périlleuse. L’assistance scrutait à présent autant les coups joués que la stabilité des joueurs. Vassili leur semblait moins atteint mais chavirait lui aussi. De coup en coup, le déséquilibre sur le damier s’était amoindri. Les lignes se faisaient face sur le plateau. Maksimilian ne comptait plus que deux pions d’avance.

 

Il en céda un qu’il dut, hélas pour lui, manger en retour. Il sentait son esprit en partance, perdait souvent le fil de ses pensées, se révélait incapable d’échafauder une quelconque stratégie. Seule la main de Vassili dont il observait les tremblements parvenait encore à le convaincre de son succès futur. Celui-ci avança un pion. Jusque-là anodin. La salle retint son souffle. Une grande partie des ouvriers venait de comprendre la perversité du coup.

 

 

 

Maksimilian le crut également. Le murmure de l’assistance l’avait mis en alerte. Il joua ce qu’il concevait comme un pertinent coup d’attaque en ce sens qu’il contraignait Vassili à avaler un verre de plus. Le verre de trop espérait-il. Contre toute attente, son adversaire vida ce verre d’un trait en tremblotant bien qu’il se soit efforcé de n’en rien laisser paraître. Cela agaça Maksimilian au plus haut point. Il avait toujours détesté que l’on vienne chasser sur ses terres. Quelles qu’elles soient ! Il se hâta de sacrifier un nouveau pion. Jamais Vassili ne pourrait encaisser autant d’alcool qu’il était lui-même en capacité de le faire. Il en était sûr !

 

 

 

Le jeu était à présent partagé en deux par un axe de symétrie épousant la diagonale du damier. Vassili ne comptait plus qu’un pion de retard. Huit contre sept. Le jeu penchait toutefois en sa faveur. Le danger qu’il coure à dame devenait plus aigu à mesure que les coups de défense de son adversaire sonnaient dans le vide en se heurtant aux cases protégées par les pions adverses. L’assistance retenait son souffle. La partie ne pouvait plus s’éterniser. Elle durait depuis près d’une demi-heure et chacun des deux protagonistes avait absorbé une quantité d’alcool déraisonnable. Tous deux donnaient d’ailleurs des signes tangibles d’éthylisme avancé. A plusieurs reprises, ils s’étaient attendus à voir l’un ou l’autre tomber à bas de son trépied ou s’effondrer sur la table. Ils continuaient tous à prier pour que Vassili triomphe mais ne pouvaient nier que les gestes de celui-ci devenaient moins sûrs au fil des coups, son œil plus vitreux. La haine s’était diluée au fond de sa pupille.

 

 

 

Pas cependant au fond de son esprit. Pourquoi Maksimilian et lui s’étaient-ils détestés au premier regard échangé ? Aucune raison véritable. Rien que l’irrationnel de certaines inimitiés si fertiles qu’elles croissent sans peine jusqu’à la haine. En bon mâle dominant, Maksimilian avait tout mis en œuvre pour lui pourrir l’existence, s’appuyant sur son statut de chef d’atelier d’abord puis de contremaître en chef ensuite. Manœuvre d’une telle évidence que ses camarades avaient pris fait et cause pour Vassili, solidarité des éléments rapportés face à l’adversité d’une famille restreinte mais unie par le despotisme social. La majorité des ouvriers du cuivre n’étaient pas russes. Pouvait-on leur en vouloir pour ça ? La galère était la même pour tous qu'ils soient Tchétchènes, Géorgiens, Mongols, Ouzbeks ou de toute autre origine. La vie était amère à Norilsk même s'ils s'efforçaient tous de n'en rien laisser voir. La lassitude peinte sur leurs visages ne trompait cependant personne.

 

Les décennies passaient, l’injustice demeurait vivace à Norilsk. Cet acharnement avait fini par forger un nouvel homme en Vassili. L’arrogance de la jeunesse avait cédé le pas au mépris, la révolte à une insouciance sciemment feinte, le calcul à l’impulsion. Le chiendent privé de lumière finit toujours par mourir si étendu que soit le réseau de ses racines. Une lointaine soirée de décembre avait précipité les choses. Braver les interdits non édictés ne relevait pas de l’inconscience. Etait stupide celui qui se serait fié aux apparences. Vassili était persuadé que Maksimilian l’était, abêti par sa croyance en lui-même, aveuglé par son narcissisme exacerbé.

 

 

 

Vassili jubila. N’en laissa rien paraître mais s’octroya une petite balade dans le temps. A quelques jours de là. L’erreur qu’il attendait venait de lui échoir, de lui être offerte par son adversaire telle l’épée confiéeau torero pour pratiquer la mise à mort. Maksimilian ne discerna qu’à peine le murmure étonné dessiné par de nombreuses voix emplies d’espoir qui parcourut les rangs de l’assemblée. L’alcool lui brûlait les yeux, promenait son cerveau d’une oreille à l’autre en un constant bourdonnement, livrait parfois sur le damier le double des pions qu’il contenait encore. Vassili s’empara des deux pions désormais sans protection et parvint à dame. Il but lentement les verres, observant d’un œil distrait Michka revenu au bord de la table. Celui-ci empila un autre verre sur celui rendu sur la ligne de fond avant de le remplir.

 

Maksimilian croyait comprendre ce qui lui arrivait. Se refusait à y croire. Les deux verres que venait d’avaler son adversaire allaient le faire rouler à terre. Il ne pouvait en être autrement ! Lui-même peinait à se tenir assis, à empêcher son corps de s’affaisser. La conscience de sa propre masse se diluait dans la gangue cotonneuse de son esprit. Il tressaillit à peine après un coup dénué d’intérêt lorsque la dame lui mangea trois pions avant de s’offrir en sacrifice.

 

Vassili posa les verres devant lui. Les but d’une main plus tremblante que ferme, les levant à chaque fois en direction de son adversaire dans un geste furtif de défi. Attitude somme toute superflue puisque la partie était clairement gagnée pour lui. Deux autres de ses pions s’étaient ouverts une voie royale pour aller à dame. Ne restait qu’à tenir. Attendre la chute. Au propre ou au figuré. Une jolie pensée l’y aidait. Maintenue à flots par sa stratégie initiale. Il regarda Maksimilian boire les deux verres de la dame en tremblant. Il frissonnait également... d’une joie prospective.

 

 

 

L’assistance tremblait aussi. Mais pas d’alcool pour une fois. La nuit serait assez longue pour s’y consacrer si l’imprévisible devenait réalité. Tous les ouvriers regardaient incrédules Vassili lancer ses pions à dame tandis que Maksimilian n’entretenait qu'à sa seule intention l’illusion de sa défense. Son unique tactique consistait désormais à s'immiscer dans le jeu d’une longue réflexion avant chaque coup inutile. Il était clair que son dernier espoir reposait sur une défaillance physique de son adversaire. Tenir, tenir. Et tenir encore. Voilà tout ce qu’il lui restait à faire. Les trois pions encore en sa possession n’entretenaient aucune autre illusion que celle de laisser filer de précieuses minutes. Sans son extraordinaire vanité et la confiance en lui qui l’habillait, il se serait déjà écroulé malgré l’inexorable couperet qui semblait guetter le vaincu.

 

Vassili sentit tout à coup une effroyable nausée lui dévorer l’œsophage, lui mettre le cœur au bord de lèvres. Il la retint avec une extrême difficulté. Puis lança d’une main hésitante un pion à trois cases de la rangée du fond. Lui aussi s’astreignait à tenir. Il avait compris le manège de son concurrent, saisi que Maksimilian ne cherchait qu’à gagner du temps. Il ne s’en offusquait qu’à peine. C’était de bonne guerre. Si ses calculs étaient bons, la partie fermerait définitivement ses portes dans cinq coups échangés. Malgré tout l’alcool absorbé, il demeurait sûr de lui, imaginait déjà la morgue s’effacer du visage de l’homme qu’il détestait par-delà l’imaginable. Cette perspective entretenait une petite flamme de lucidité même si de plus en plus souvent la lumière s’éteignait dans son esprit.

 

 

 

Maksimilian avança un pion. Enfin ! Le murmure de plus en plus réprobateur de l’assemblée venait de l’y contraindre. Vassili mangea ce pion dès lors sans  protection et abandonna à nouveau une dame en sacrifice. Il but le verre sans tarder. Il appréhendait de ne plus pouvoir tenir, le crâne en proie à une vilaine tempête. Maksimilian prit la dame. Sa main tremblait plus que jamais. Il porta le premier verre à ses lèvres et avala lentement son contenu. Un peu d’alcool roula au long de sa moustache. Comment Vassili aurait-il pu s’en offusquer ? Il était évident que le compte à rebours avait été lancé, que la synchronisation des gestes relevait de l’impossible. On ne pouvait évoquer la tricherie dès lors que ce concept même devenait caduc.

 

Maksimilian était conscient qu’il disposait pour seul sursis d’un coup unique pour chacun des deux pions qu’il possédait encore. Après, la messe serait dite, le calice à boire jusqu’à une bien affreuse lie. Son regard fuyait depuis longtemps déjà celui de Vassili. Il ne se maintenait en équilibre qu’à la seule force de l’onde d’hostilité qu’il sentait rouler dans la salle, si palpable qu’elle en devenait presque matérielle. Il se décida à jouer le tout pour le tout.

 

Le second verre de la dame en main, il se leva de son trépied. La salle gronda, rugit, tempêta. Il n’en eut cure et porta le verre à ses lèvres. L’assemblée protesta contre cette entorse flagrante à la règle préalablement édictée. Maksimilian renversa la tête mais ne la releva jamais. Son immense corps s’écroula soudain en arrière, fracassant dans sa chute le trépied qui avait jusque-là supporté sa robuste carcasse. Avachi au sol, il sombra aussitôt dans les limbes de ce qui ressemblait à s’y méprendre à un profond coma éthylique.

 

 

 

L’assistance peinait à croire ce que pourtant ses yeux lui livraient comme une indiscutable vérité. Qu’ils aient été présents ou qu'on leur ait narré la scène, chacun se souvenait de la dernière fête offerte par le consortium à l'occasion de la Saint Nicolas. Ce jour-là, Maksimilian pérorait sur l’estrade, frayant d’un dirigeant à l’autre, rémora frétillant auprès de requins indolents. Le communisme avait laissé la prévarication en héritage et la majorité des directeurs à la tête du consortium devaient plus leur statut au hasard de leur naissance qu’à leurs qualités de gestionnaires.

 

Pour cette fête, qui oblitère le 6 décembre comme la véritable date du Noël russe, les responsables du consortium avaient toujours eu pour habitude de marquer l'évènement. De ne pas faire les choses à moitié. Caviar et vodka abondaient sur les tables festonnées pour l'occasion. Ce jour constituait une trève entre patrons et ouvriers réunis dans la même salle. A cette différence près qu'une estrade haute d'une soixante de centimètres accueillait les dirigeants. Et leurs épouses !

 

Il était clair, et entendu, qu'après le discours annuel du président, les agapes pouvaient prendre leur envol. Sur deux fronts ! Implicitement décrétés distincts, non inter-pénétrables. Pas de serviette avec un torchon sous peine de voir celui-ci brûler.

 

Vassili ce soir-là n'avait pas hésité à transiger cet interdit. Sous l'œil médusé de ses compagnons, il était monté sur l'estrade mettant à profit le temps durant lequel Maksimilian s'était absenté pour se rendre aux toilettes. Sans aucune gêne, il était allé présenter ses hommages à Ludmila, se permettant même de lui adresser la parole dans sa langue maternelle. Tous se croisaient à l'occasion au cercle biélorusse de Norilsk. Il y donnait un cours de langue par semaine, elle y venait de temps à autre pour quelques bonnes œuvres. Il était évident que la démarche de Vassili se voulait un affront fait au contremaître en chef. Affront qui ne pouvait se laver que dans le sang.

 

Au grand étonnement de tous, les deux hommes avaient opté pour une autre voie dont la partie de ce soir ne figurait que le prélude. Contre toute attente, Vassili avait franchi la ligne en vainqueur.

 

 

 

D’immenses cris de joie s’élevèrent enfin pour saluer la chute de Maksimilian. Les chapeaux se mirent à voler en direction du plafond. Cette soudaine explosion de joie traduisait l’exaltation née de cette victoire si peu envisageable une vingtaine de minutes plus tôt. Le vieux Michka savoura un long instant le brouhaha avant de se décider à l’interrompre. La sagesse ne le dispensait pas de la conscience des choses. Un contremaître pourri évincé marquait un temps de sursis pour tous les ouvriers. Si durs au mal qu'ils soient, ils ne pouvaient qu'apprécier ce petit bonheur offert. Par l'un des leurs de surcroît.

 

Ses paumes largement ouvertes dressées au-dessus de la tête, il intima le silence. Lequel tarda à revenir, se fit désirer. Peina à prendre ses aises tandis que Vassili, s’autorisant enfin à éteindre la lumière dans son œil, contemplait son adversaire gisant au sol au milieu des éclats de bois. Il gardait son triomphe modeste. Contrainte plutôt qu’envie.

 

 

 

" Vassili Dimitrievitch Staklar, l’assemblée ici présente, s’exprimant par ma voix, te déclare vainqueur de cette partie de dames. En conséquence, Maksimilian Sergueievitch Antonov, perdant, devra relever le défi que vous vous étiez lancés, à savoir : rejoindre à la nage l’île de Knousibiarsk avant de regagner la rive de l’Ienisseï à l’aide d’une des embarcations présentes sur l’île. S’il s’y refusait, il devrait disparaître à jamais de Norilsk. "

 

 

 

La fin de sa phrase se perdit dans une bordée de hurlements de joie et de grognements de plaisir. Dans un cas comme dans l’autre, le consortium du cuivre devrait apprendre à se passer de Maksimilian. Aucun des ouvriers présents ce soir ne se faisait vraiment d’illusions, son remplaçant saurait se montrer lui aussi détestable mais le temps nécessaire pour qu’il y parvienne leur offrait un appréciable sursis. Pour cette raison, chacun souhaitait témoigner son affection à Vassili, frêle et sympathique David venant de terrasser l’immonde Goliath. Celui-ci n’éprouvait cependant nulle envie de voir les marques de sympathie s’éterniser. Il lui tardait de sortir, de quitter l’arène. Ce pour une raison impérieuse.

 

 

 

Il se leva lentement. Avec une grande prudence de gestes et en s’appuyant sur la table. Cinq verres simples et deux doubles y traînaient encore. Il manqua vomir à leur vue. Ce n’était pas vraiment le moment idéal ! La tête lui tournait, ses tempes bourdonnaient, ses jambes manquaient d’assurance. Cruellement ! Il s’espéra en capacité de gagner la porte d’entrée sans défaillir. Les haut-le-cœur devenaient de plus en plus intrusifs. Sa bouche se crispait sur une nausée permanente difficilement contenue. Une main devant lui en signe muet de dénégation, il entreprit sa périlleuse traversée du désert au milieu de la foule. Il ne voulait parler à personne, repoussant à d’autres échéances le moindre échange de paroles.

 

Par chance, les tapes dans le dos, marques d’un indéfectible respect, s’apparentaient à des caresses. Un exploit pour ces hommes rudes, bâtis à chaux et souvent rustres, dont la plupart n’avaient connu que la violence en guise de mère nourricière. Tous auraient voulu lui offrir un verre… mais admettaient sans peine son aversion de l’instant pour l’alcool. Ils admiraient sans retenue sa capacité à encaisser. Personne n’aurait pu imaginer qu’il terrasserait Maksimilian sur ce terrain.

 

 

 

Vassili parvint jusqu’à la porte. Quelqu’un lui jeta une pelisse en fourrure d’ours sur les épaules. Il l’enfila sans même en avoir conscience. Un autre de ses tout récents admirateurs l’équipa d’une chapka d’un blanc immaculé. Tout un symbole !

 

La porte s’ouvrit. Un air glacial s’engouffra. Lui laboura les poumons et l’étourdit quelque peu. Plusieurs sacs plastique voletaient dans le halo des lampadaires. Vassili s’astreignit à deux ou trois profondes inspirations. Le contraste était majeur entre la chaleur de la salle et le froid du dehors. Il s’appuya un instant au chambranle. Puis s’avança en titubant, les mains posées sur les hanches dans une recherche d’équilibre. Il les enfonça enfin au plus profond de ses poches et s’éloigna dans le jour déguisé en nuit sous un ultime tonnerre d’applaudissements. Il lui tardait d’atteindre l’angle de la rue.

 

Il progressa à pas comptés, la démarche hésitante. Il se savait encore observé. Il imaginait trop la crainte de ses camarades ouvriers. Il n’aurait pas été le premier être humain trop présomptueux de Norilsk retrouvé mort le lendemain matin car trop ivre pour se mettre à l’abri de la rigueur d’un froid si constant que la mort cherchait à y élire domicile en permanence. Avant de tourner à l’angle de la rue, il se retourna et adressa un geste qui se voulait rassurant à l’adresse des quelques têtes qui bravaient le frimas pour épier sa progression.

 

 

 

Sitôt qu’il eut disparu à leur vue, il ne put se contenir. Laissa libre cours aux haut-le-cœur qui lui torturaient l’estomac depuis trop longtemps. Plié en deux, il se soulagea à grands jets si acides qu’ils en étaient douloureux. La bile lui brûlait l’œsophage et la bouche. L’odeur sure et aigre de ses vomissures inventait d’autres spasmes en lui, tordait son corps à l’équerre sous les hoquets incisifs mais libérateurs. La tête lui tournait encore.

 

Lorsqu’il se redressa enfin il se sentit soulagé. Il reprit son chemin en direction de son appartement situé à une centaine de mètres plus haut dans la rue d’un pas certes encore lent mais en titubant beaucoup moins. Un sourire insolent distrayait son visage, lui restituait une large part de sa jeunesse. Tout s’était déroulé ainsi qu’il l’avait prévu. D’apparence idiot, le sacrifice de nombreux pions dès le départ lui avait permis de retourner la situation à son avantage dès l’esprit de son opposant embrumé par les vapeurs d’alcool. Disputer ensuite une véritable partie de dames une fois le déséquilibre établi tout en surfant sur le mascaret de la vanité de Maksimilian s’était même révélé plus facile que prévu. Il se félicita néanmoins d’avoir su remettre au goût du jour ce vieux truc dont usaient certains de ses lointains ancêtres biélorusses lorsque les longues soirées de veille réclamaient un semblant de lucidité.

 

Son plaisir demeurait entier lorsqu’il poussa la première porte du sas de la résidence dans laquelle il logeait. Un agréable fourmillement le chatouilla tandis qu’il se projetait dans un futur proche.

 

 

 

                                                        *

 

 

 

Dans sa longue traversée des plaines de plus en plus arides de Sibérie, le fleuve Ienisseï se presse au long de berges souvent incultes, se gavant au fil de son cours des affluents dévalés des monts Saïan le plus souvent chargés d’une eau glacée. Les rares villes et villages qu’il traverse, ou noie suivant la saison, le voit changer de couleur à mesure qu’il s’étoffe, asseyant ses rives de plus en plus éloignées l’une de l’autre. Parvenu à Doudinka, ultime port de son périple long de plus de cinq mille kilomètres, le fleuve se teinte d’une couleur si sombre qu’elle s’apparente au noir mariage du tchernoziom et des innombrables miasmes industriels et humains qu’il s’apprête à vomir dans l’océan Arctique de toutes les bouches de son delta.

 

 

 

Une semaine après cette mémorable partie de dames, bravant un froid mordant affûté par le vent, ils étaient à nombreux à se masser au bord du fleuve, emmitouflés dans tout ce que les fourrures savent dessiner en manteaux et chapeaux. Il y avait toutefois moins de monde qu'au soir de la partie de dames : tous ceux qui avaient préféré paressé au chaud en ce jour de repos. Malgré les incontournables gants, beaucoup frappaient dans leurs mains pour chasser l’illusion d’engourdissement qu’entretenait la bise. Quelques centaines de mètres en amont, Doudinka paressait en ce samedi matin. Une seule et unique question flottait dans l’air et brûlait les lèvres : Oserait-il venir ?

 

Vassili, lui, était bien présent. Très entouré par ses camarades d’atelier. Tous redoutaient un coup fourré de dernière minute. Se méfiaient d’une entourloupe semblable à tant d’autres dont ils avaient fait les frais par le passé. En leur for intérieur, tous souhaitaient que Maksimilian ne vienne pas. D’une part parce que le déshonneur est plus humiliant que la mort. D’autre part parce qu’au plus profond d’eux-mêmes, ils appréhendaient que le contremaître se révèle capable de relever le défi… et de se montrer dès lors plus cruel que jamais.

 

 

 

Ils durent déchanter quant à l'espoir d’une fuite lorsqu’ils virent s’approcher l’énorme Zil noire de Maksimilian. Celui-ci demeurait le seul à Norilsk à ce point nostalgique de l’antique régime pour posséder encore un de ces monstres aux formes antédiluviennes. Le contremaître se trouvait au volant, sa femme Ludmila à ses côtés. Malgré tout le ressentiment qu’ils lui vouaient, ils ne purent s’empêcher d’admirer la folie de son courage. L’arrogance n’avait pas déserté son œil et il sortit de la voiture en les balayant du regard avec aussi peu d’intérêt que s’ils avaient été un troupeau de rennes mené par des Nenets. Un long manteau de cuir noir le couvrait des pieds à la tête. Bottes et toque de la même couleur complétaient son allure démoniaque. Tous se prirent à rêver que cette teinte soit celle du deuil à venir.

 

D’un geste impérieux, il engagea sa femme à le rejoindre. Bien que celle-ci soit emmitouflée dans un manteau de vison dont la capuche emprisonnait sa longue chevelure blonde, sa simple vue alluma le désir au cœur des hommes. Célibataires pour la majorité d’entre eux, peu de femmes étaient assez folles pour s’exiler dans un tel enfer, ils calmaient et clamaient leurs mâles ardeurs au fond d’alcôves le plus souvent miteuses dans les bras de professionnelles beaucoup plus accueillantes que reines de beauté. Ludmila figurait pour eux l’image même de cette splendeur slave encensée par les grands auteurs. Un havre de douceur scandinave, un miel d’un luxe raffiné, sur cette terre toute de rigueur et de glace.

 

 

 

Maksimilian plia le bras. Ludmila s’y accrocha. Son regard clair n’exprimait aucun sentiment. Il était évident qu’elle n’y était pas autorisée. Ainsi appariés, ils descendirent jusqu’au bord du fleuve. Personne n’osait le moindre geste tous fascinés qu’ils étaient par le surréalisme de la scène. Dans la pénombre concédée par le livide du ciel, on eut sans peine imaginé un père conduisant d’une démarche auguste sa fille jusqu’au l’autel afin que son mariage y soit célébré. Le projet relevait d’un tout autre arôme, plus soufre que rose, et d’un sang plus macabre. Ces deux-là seraient bientôt séparés. Pour un temps ou pour toujours ?

 

 

 

Maksimilian s’était immobilisé au bord de la rive. D’un ample mouvement du bras, il repoussa son épouse, lui concéda un geste furtif de la main comme pour lui signifier : à plus tard ! Il entreprit alors de se dévêtir, le regard perdu de l’autre côté du fleuve en un point invisible de la berge. L’Ienisseï avait plus de vingt-cinq kilomètres de largeur à cet endroit.

 

Les plus éloignés écarquillaient les yeux pour ne rien rater de la scène envaporée dans le demi-jour et la brume légère qui enrubannait le fleuve à la manière d’un cadeau empoisonné. Le tumulte des eaux recouvrait toutes les voix et disputait au vent les quelques mots échangés. Il empesait l’atmosphère. La longue pelisse tomba au sol et une indiscernable rumeur de surprise et de colère se lut sur les lèvres de ceux placés aux premiers rangs avant de se propager jusqu’aux plus éloignés essaimés au long de la rive.

 

 

 

Vassili tressaillit. Ressentit comme un violent coup de poing à l'estomac. Et se félicita aussitôt d'avoir faussé la partie de dames. Il s'était à juste titre méfié de l'honnêteté du contremaître en chef. Le cours des choses lui paraissait moins limpide tout à coup. Cependant, en digne descendant des anciennes hordes biélorusses qui avaient semé bravoure et courage tout au long des terres où avaient paît leurs chevaux, il ne put s'empêcher de louer la perversité de Maksimilian.

 

Celui-ci venait de retirer ses bottes et apparaissait désormais entièrement revêtu d'une épaisse combinaison de plongée. Rien en vérité ne stipulait cet interdit dans le défi que s'était lancé les deux hommes. Le perdant de la partie de dames s'engageait à atteindre l'île de Knousibiarsk à la nage puis de rejoindre ensuite la berge à l'aide d'un bateau à rames. Ce seul concept avait semblé suffisant, assez terrifiant pour ne mériter aucune clause restrictive.

 

 

 

Encapuchonnant sa courte chevelure en brosse, Maksimilian claqua des doigts. Ludmila se rapprocha de lui, tira une flasque de sa poche et la lui tendit. Contre toute attente, il ne la porta pas à ses lèvres mais vida une partie de son contenu dans sa main avant de la porter à son visage. Il ne s'agissait pas d'alcool mais d'huile de phoque dont il se massa longuement le visage. Jetant alors la flasque par terre, il effectua un lent tour sur lui-même, toisant tout un chacun avant d'éclater d'un rire tonitruant. Le rire ironique de celui qui ne doute pas.

 

Peu après, il pénétra dans le fleuve. La température de l'eau ne dépassait pas les cinq degrés. C'était presque une température d'exception pour un fleuve généralement prisonnier des glaces. La débâcle ne le libérait au mieux qu'à la fin juin pour l'emprisonner à nouveau dès le mois de septembre, unique période durant laquelle le trafic fluvial pouvait s'organiser en passant par l'océan Arctique. Inutile de préciser que dans ces conditions la baignade était peu prisée, que les rares à s'y adonner passaient pour dérangés.

 

 

 

Vassili et tous les autres regardèrent Maksimilian s'immerger peu à peu puis s'éloigner. Assez rapidement. Malgré le peu de sentiment qu'ils éprouvaient à son égard, un semblant d'admiration alla croissant à mesure qu'il s'écartait de la rive, entraîné malgré lui sur la droite par le puissant courant dû au débit du fleuve. A certaines périodes de l'année, ce débit pouvait atteindre jusqu'à huit mille mètres cube par seconde. S'il avait dû perdre la partie, Vassili ne se serait pas risqué à cet impossible exploit. La mémoire collective ne gardait aucun souvenir d'un nageur ayant tenté pareille traversée. D'autant que revenir de l'île grâce à une des embarcations qu'utilisaient parfois les plus courageux des pêcheurs pour capturer saumons et esturgeons, ne s'avérerait pas facile car pour peu virulent qu'il soit, le courant rejetait toujours tout corps flottant de la berge vers le centre du lit. En lieu et place de Maksimilian, Vassili aurait opté pour la fuite. La rage au ventre et le moral détruit. Toutes les vérités n'avaient pas été exhumées.

 

 

 

L'île de Knousibiarsk, au contour tout juste discernable, se situait plus près de cette berge que de celle opposée. Un peu plus de huit kilomètres à vol d'oiseau. Une toute autre paire de manches à la nage. Parmi les deux ou trois cents ouvriers présents au milieu desquels la tête empanachée de blanc de Michka dominait, certains, parmi les plus avisés, ou fortunés, ou les deux, s'étaient munis d'une paire de jumelles afin de pouvoir suivre la progression de Maksimilian dans sa course vers l'île. Peu au départ étaient persuadés qu'il parviendrait à relever ce terrible challenge. Les avis semblaient à présent plus partagés compte tenu de la combinaison de plongée dont il était équipé. La température de l'eau relevait d'une importance moindre et le défi s'établissait désormais sur une performance physique dont hélas ils l'imaginaient capable.

 

La silhouette noire se devinait plus qu'elle ne se voyait réellement à la surface du fleuve. Ceux munis de jumelles commentaient pour les autres tandis que tous arpentaient la berge d'un bon pas en direction de l'aval du fleuve afin de conserver l'espoir d'être en mesure de voir la masse athlétique du contremaître prendre pied sur l'île... ou disparaître à l'horizon aquatique, défait par son incommensurable présomption.

 

 

 

Les minutes passaient. La dérive et l'avancée de Maksimilian semblaient le mener de façon propice en direction de son terme. Vassili serrait les poings au fond de ses poches. Une rage certaine s'était emparée de lui. Ce serait ridicule d'avoir déployé autant d'efforts pour échouer si près du but. A cause d'un artifice non prévu dont l'usage pouvait s'assimiler à une forme de tricherie. Il n'était pas le seul à penser cela. Certains commentaires naviguaient dans ce sens et contestaient la validité du défi dans ces conditions. Il ne se gênait pas pour abonder dans le sens de ses compagnons. Cet angle de vue servait idéalement ses desseins initiaux.

 

 

 

Le temps filait. Près de deux heures maintenant que Maksimilian s'était mis à l'eau. En nageant face à la rive opposée et grâce à la dérive sur laquelle il s'appuyait, on pouvait estimer qu'il avait déjà parcouru plus de la moitié de la distance qui le séparait de l'île. Sur la berge, les scrutateurs volontaires avaient parcouru près de deux kilomètres afin d'optimiser leur surveillance. Vassili, par un réflexe irrépressible, se retourna pour voir l'endroit d'où le contremaître s'était élancé. La Zil était encore là. Une silhouette à la chevelure blonde se tenait à son côté. Il laissa échapper une moue dégoûtée.

 

 

 

Maksimilian sentait le froid sur ses mains... et l'île se rapprocher. Malgré l'intensité de l'effort physique qu'il déployait, il continuait à se réjouir de la mine offerte par tous ces chiens lorsqu'ils l'avaient découvert équipé de sa tenue de plongée. C'était une idée merveilleuse. Qu'il avait conçue bien avant d'initier ce défi lancé à Vassili. Une simple précaution qui s'était malheureusement révélée judicieuse. Il ne s'expliquait toujours pas comment il avait pu être défait au cours de la partie de dames. Qu'importe ! L'heure n'était pas à de vains atermoiements. Il allongea un peu plus les bras, battit plus fort des jambes.

 

La combinaison lui assurait une parfaite flottaison, la dérive le portait sur l'oblique idéale. Il était certain de ne pas trop devoir puiser dans ses ressources. Elles lui seraient nécessaires pour revenir à la rame jusqu'à la berge. Après, Vassili, il en faisait son affaire. Les responsables du consortium avaient eu vent du différend qui les opposait et l'avaient mis en garde : aucun soutien ne lui serait accordé s'il manquait à ses engagements. Avec les ouvriers, une grève est si vite arrivée ! Il avait donné sa promesse. Mais pas celle de certaines connaissances moscovites qui savaient très bien faire avaler leurs dents aux récalcitrants... voire leur extrait de naissance.

 

 

 

Une rumeur de dépit agita les rangs. Il venait de poser le pied sur l'île. Tous ceux munis d'une paire de jumelles le confirmaient. Vassili serra un peu plus les poings dans ses poches. Même si tout laissait présager que Maksimilian allait réussir la première partie du défi, un reste d'espoir subsistait au fond de lui. Il jeta un œil en arrière. La Zil n'était plus qu'un point sombre vers lequel se dirigeaient beaucoup d'ouvriers. Ils avaient abandonné leur surveillance, soit par lassitude soit par dépit, pour rentrer à Norilsk. La plupart savaient que la vérité du défi consistait surtout à gagner l'île à la nage. Le retour en bateau, si hasardeux qu'il soit, transformait au pire une défaillance en dérive sur le fleuve. A cette époque de l'année, quelques navires l'empruntaient.

 

 

 

 

 

Près de deux heures s'étaient à nouveau enfuies. Et avec elles le plus grand nombre des ouvriers, dégoûtés à l'idée de la marche retour et de... Ils ne demeuraient qu'une trentaine à descendre le cours de l'Ienisséî en épousant sa berge. Maksimilian était désormais en point de mire à moins d'un kilomètre de la rive. Ceux encore présents ne croyaient plus du tout à un possible échec. Vassili, seul, persistait dans cette idée. Il refusait d'admettre que tout ce qu'il avait ourdi serait vain d'ici peu. Trop de peine s'acoquinait à cette idée pour qu'il s'y attarde.

 

 

 

Maksimilian était fatigué. Limite exténué. Il aurait toutefois fallu lui arracher un bras pour qu'il le reconnaisse. Il ne savait plus depuis combien de temps il souquait sur les rames et la tenue de plongée lui tenait chaud. Elle le gênait de surcroît dans ses mouvements de bras. Il s'offrit néanmoins le luxe de faire pivoter le bateau afin de se placer face au petit groupe qui l'attendait sur la berge. Une vingtaine de mètres les séparaient et il s'attacha à tous les dévisager un à un d'un regard méprisant avant d'éclairer son visage marqué par la fatigue d'un sourire d'une folle arrogance.

 

C'est ce sourire narquois et tout le mépris qui s'y lovait qui déclencha l'irréparable. Alors que tous ceux encore sur place rageaient devant le proche succès de Maksimilian, ce sourire, promesse solennelle de terrible à venir, alluma la colère du plus sage d'entre eux. Il se baissa, choisit une grosse pierre à ses pieds et la lança avec une vigueur pleine de rage en direction de l'esquif. La première surprise passée, comme s'ils n'attendaient que ce signal, ils se mirent tous, l'un après l'autre, à imiter le vieux Michka. D'abord méthodiquement puis très vite pris d'une véritable frénésie.

 

 

 

Une volée de pierres s'abattit en direction du contremaître dont certaines frappèrent le bateau. D'abord incrédule, Maksimilian éclata d'une rage folle et se mit à leur hurler des injures et leur promettre mille sévices. Lorsqu'une pierre le toucha au flanc, l'inquiétude renversa la vapeur. Un nouveau projectile lui fit lâcha une de ses rames. Il se redressa pour crier sa colère. A peine debout, une pierre lui frappa le visage au niveau de la tempe. Il y porta la main aussitôt. Sentit la tête lui tourner. L'instant d'après, il chutait lourdement à l'eau. Dans le déséquilibre, il donna une poussée au bateau. Celui-ci partit à la dérive, entraîné par le courant.

 

Tous s'attendaient à voir Maksimilian se mettre à nager en direction du canot. Il n'en fut rien. Il semblait flotter, inconscient. Vassili évita de réfléchir. Il lança la pierre qu'il tenait encore à la main. D'autres l'imitèrent. Ce fut comme une soudaine curée, un mouvement de foule incontrôlé comme si toute la rancœur accumulée pendant tant d'années trouvait enfin son exutoire. Un projectile sur dix, au mieux, atteignait sa cible. Le corps du contremaître s'éloignait vers le centre du lit du fleuve et les tirs finirent pas s'arrêter. Inutiles.

 

Tous fixaient la scène. Incapables de se regarder. Ils commençaient tout juste à mesurer la portée de leur geste. Et souhaitaient tous que Maksimilian soit mort. Entre eux, le silence règnerait. Pour toujours. Dans le cas contraire, ce seraient eux les hommes morts. Ils firent enfin demi-tour, tête basse, le pas lent. Parfois, les souhaits prennent un tour atroce lorsqu'ils se réalisent.

 

 

 

L'angoisse les tint éveillés et inquiets durant plus de deux jours. Jusqu'à la découverte du corps. A tous ceux surpris parcet épilogue inattendu, ils racontèrent que le contremaître avait flanché à quelques centaines de mètres de la berge puis cessé de ramer visiblement épuisé. Par chance, les marins du cargo qui avaient repêché le corps l'avaient fait en prenant si peu de précautions que l'on porta au crédit des nombreux chocs contre la coque les hématomes visibles sur le corps de Maksimilian. La vie est rude à Norilsk. La mort peut l'être aussi. Personne ne s'offusqua de ce décès et nul ne se posa de questions sur les véritables causes de cette disparition.

 

 

 

                                                          *

 

 

 

Autrefois, il y a très longtemps, les corps n'étaient pas enterrés au-delà du cercle polaire. A l'aide d'une tarière, on pratiquait une excavation jusqu'au cœur du permafrost, on y descendait le corps, on comblait le trou à l'aide de quelques mètres cube d'eau et le corps se conservait ainsi pour l'éternité. La civilisation a amené son cimetière avec elle et Norilsk peut s'enorgueillir depuis de nombreuses années déjà d'enterrer dignement ses morts.

 

 

 

Les obsèques de Maksimilian Sergueïevitch Antonov eurent lieu trois jours après que son corps ait été arraché à l'Iénisseï. Cérémonie très brève, bénédiction expédiée par un pope emmitouflé dans sa parka, assistance si réduite que les rares personnes qui s'étaient faites violence pour être là purent aisément mesurer le degré d'inimitié dans lequel on tenait le défunt. Le consortium, pour sa part, n'avait délégué qu'un vague représentant du personnel. Les mauvaises langues, l'étaient-elle vraiment ?, prétendaient que les dirigeants avaient préféré consacrer leur temps à la recherche d'un nouveau chien de garde plutôt que d'assister aux obsèques du précédent.

 

 

 

Le soir même, la belle Ludmila Irinaïa Antonovna râla et cria durant très longtemps. A la limite extrême de l'épuisement, elle trouva cependant la force de repousser la main qui s'avançait vers elle. Tout son corps luisait sous la lumière prodiguée par un splendide feu de cheminée.

 

- Arrête, arrête par pitié. Tu es un monstre. Tu vas me faire mourir de plaisir. Dormons maintenant… nous avons la vie devant nous désormais.

 

Pesant le pour et le contre, Vassili remit le bouchon sur le flacon d'huile de phoque. C'était fou tous les usages qu'on pouvait en faire. Pour peu qu'on en avale suffisamment cela allait même jusqu'à tapisser la paroi de l'estomac afin que l'alcool ne diffuse que très lentement dans le corps. Encore fallait-il le savoir... et être capable de résister aux terribles nausées que cela provoque ! 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 12/12/2015

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Commentaires

  • deberne
    • 1. deberne Le 21/03/2014
    bonjour Eric,

    mille et un bravos pour ce magnifique texte sur l'ambiance à Nolrilsk quand on a baroudé en Sibérie.. tout y est cruel et magnifique la nature, le thermomètre, les russes et leur force incroyable difficile à comprendre si on ne s'est pas frotté de très près à l'infini de ce pays. j'imagine que vous devez aimé les textes de Sylvain Tesson, Eric Faye, Christian Garcin ou Olivier Rolin baroudeurs fous dingues de la Sibérie ?
    J'écris aussi des nouvelles avec le bonheur de gagner (ou de frôler) quelques podiums de temps à autre. Je ne suis pas inscrite sur MDA mais connait quelques célébrités du site !!!
    Un grand bravo pour votre talent et vos récompenses bien méritées.
    Bien amicalement
    Nicole

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