Margot

     Une nouvelle courte. Dans un style particulier. Sur un sujet toujours d'actualité. Ce texte vient d'obtenir le 1er Prix au concours de la nouvelle brève organisé par les éditions de la Vignaubière.

 

                                        Margot

 

 

     "Flic!, Floc!", pleurait la cafetière. Au passage, chaque larme versée volait au marc son goût amer, sa couleur noire du deuil.
      Noble attitude.

      "Floc! Flic!", répondait à cadence copiée le sang qui s'échappait à larmes chagrines de la gorge tranchée.

      Amédée aurait souhaité que se joignent au concerto morose les larmes à ses yeux arrachées. Mais va t'en foutre! Elles lui coulaient tout au long du râpeux de ses joues puis, d'un bond maladroit, s'en venaient mollement frapper sa chemise toute maculée de sang.
      Sa belle chemise du dimanche. La blanche, avec un crocodile dessus. Un cadeau de son petiot.

      Pourquoi il l'avait enfilée avant de commettre son crime? Avant de tirer d'un seul coup d'un seul un grand trait au couteau dans la gorge sans défense? Il aurait pas su dire!
     Ça lui était venu comme ça, un coup de tête, pire que l'envie de pisser après la bière de trop. De l'hommage? Du respect? P't'êt que oui. Mais pas sûr. On tue pas tous les jours par amour.
      Une chance encore!


      La cafetière avait pleuré tout son soûl, tari son chagrin. Pas lui. Ni elle. Qui pleurnichait encore quelques larmes de sang. Mais presque en silence maintenant. Pour plus déranger. Le mal était fait. Du vilain. De l'irrémédiable. Du qu'on peut pas guérir.
      Amédée ne bougeait pas. Buvait son calice jusqu'à la lie. Attendait que la dernière larme de vie se soit enfuie. Pas le faire, ç'aurait été sacrilège. Un crachat à la gueule noire de la mort.
       Du pas respect pour les vingt ans qu'ils avaient partagés.


      Lorsqu'enfin il fut bien certain que la dernière goutte avait flic-floqué la fin du gros chagrin de sang, Amédée se leva. Brusque le mouvement, fuite éperdue des mouches accourues au festin.
      Des petites, des grosses. Des bleues, des noires, des vertes. Des qui zonzonnaient. D'autres qui taisaient leur faim mais par leur appétit. Trois, quatre moulinets des bras pour forcer à la retraite celles qui voulaient pas comprendre. Pas admettre que l'aubaine ce serait pour une autre fois.

     Amédée ferma la porte, pas sûr que ça suffise pour les empêcher de revenir. Ces bêtes-là c'était comme les autres, là, ceux qui l'avaient poussé au crime. L'odeur de la charogne, du cadavre à sucer, ça les attirait pire que l'aimant les épingles.
      Il sortit un verre, jeta deux pierres de sucre au fond et versa le café. Il aurait préféré du vin mais c'était pas assez couleur de la peine.
       Il remua et le blanc de la douceur disparut, dévoré par la noire amertume.

      Un résumé de sa vie.


      Il téta à petites gorgées. Le corps pendait, face à lui, à l'envers. La tête, désarticulée par le couteau assassin, pendouillait triste. Mais le regardait par en dessous.
      Il y avait du doute dans les yeux grands ouverts. De la peine à comprendre aussi. Mais pas de colère, pas du reproche.

      Dame! C'est qu'il avait pris son temps pour tout bien expliquer. Faire admettre que c'était pas sa faute à lui mais celle des autres, là, les sans-coeur. Ceux capables de priver un homme de son bien, de lui arracher l'âme sans un pleur, sans même l'idée d'une seule petite larme.

      Pas avares en sourires pourtant. Ça, fallait concéder! Des sourires, ils en traînaient des valises pleines. Du en coin, du compatissant, du qui fait passer la pilule, du triste aussi mais qui faisait pas vrai.
      Comment voler un homme avec le sourire! Voilà ce qu'on leur apprenait dans leurs écoles de grands saigneurs. En insistant bien que l'âge on s'en foutait. Jeune ou vieux, tout pareil! Y'avait que les sous d'important. Le reste c'était pas considérable. Ils le lui avaient bien fait comprendre. Dans tous les sens.
       Le large, le travers, et tout du long.

      Qu'il puisse plus payer, c'était pas grave! On vendait le tout et comme ça, c'était arrangé. Et puis, il était pas perdu, il avait un fils, et même deux filles. Pas comme d'autres. Qui n'avaient pas sa chance!
      "Y'en a qu'on même pas d'enfant pour se retourner!", qu'ils lui avaient dit en soldant le tout avec un de leurs foutus sourires en guise de ruban.

       Comment ils auraient pu comprendre que sa vie à lui elle s'arrêtait là? À ses quelques murs posés un peu à la va comme j'te pousse sur cinq tout petits hectares d'une terre où rien ne venait vraiment sans peine. Qu'il fallait toujours surveiller du coin de l'oeil que sinon elle n'en faisait qu'à sa guise.
       Cinquante-sept ans qu'il promenait d'un bord à l'autre de ce petit coin de rien du tout. Que même les roues de son tracteur, si vieux qu'un musée n'en aurait pas voulu, connaissaient par coeur. Du grand roncier qui servait de nid d'amour aux lapins jusqu'au plus petit caillou.

       Mais c'était son territoire, son terroir. Et celui de Margot. Qu'est-ce qu'ils connaissaient en dehors de ça? Pas grand-chose. Si peu qu'avec rien ça faisait pas la différence bien grande!

       C'est tout ça qu'il lui avait expliqué à Margot. Qu'elle comprenne sa colère, sa révolte, sa chouannerie solitaire. Pour aujourd'hui encore, ils étaient chez eux, maîtres absolus sur ce domaine pauvre à rendre la misère malheureuse. Demain, les autres feraient ce qu'ils voudraient, vautours empressés d'une bien triste charogne. Margot n'y serait plus.
        Et lui non plus.

        Hors de question qu'ils soient les témoins impuissants de leur vampirisation. Les autres se rembourseraient sur le bien mais pas sur la bête. Et ça, elle l'avait compris Margot. Sûr!
        Et rassurée qu'il parte juste derrière. Comme il l'avait promis.


        Amédée ouvrit le tiroir qui se planquait sous la table comme un qui voudrait pas être complice du meurtre. Il sortit les deux couteaux, parfaits pour son travail.
        Un tout petit à la lame bien fine et bien coupante qui zipperait les nerfs et les tendons aussi sûrement qu'une lame de faux bien aiguisée dans l'herbe toute verte du printemps.
        Et l'autre, le grand, qui avait des dents comme une scie, prêtes à mordre dans le gras de la chair, à faire de ce corps pendu tête en bas un amas de petits morceaux.

         Le trou était déjà fait, tout en haut du potager, là où chaque année il mettait ses salades dès que l'hiver arrêtait le froid de ses colères. Une belle fosse de deux mètres au long et trois empans de profond.
        Et sitôt qu'il aurait fini de l'enterrer. Qu'il la saurait à l'abri des autres. Il irait au salon décrocher son fusil.
        Il saurait bien comment faire.


        Demain, quand les autres viendraient, ils feraient ce qu'ils voudraient de lui. De ça, il s'en foutait. La seule chose qui soit restée importante ces dernières semaines, c'est qu'elle soit à l'abri, que personne n'en profite.
        La plus brave qu'il ait connue. Sa Margot. La toute dernière de ses truies.


Date de dernière mise à jour : 02/07/2021

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Commentaires

    • 1. Le 23/01/2011
    Quel texte ! Rien à ajouter ! Le drame que vit cet homme est décrit avec une impressionnante acuité et une habileté à manier la langue qui laisse pantois.
  • BHW
    • 2. BHW Le 04/04/2017
    Way cool! Some extremely valid points! I appreciate you penning this post and also the rest of the
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  • Éric
    • 3. Éric Le 28/07/2021
    Oh la gifle ! Et un questionnement d'actualité. bravo, un texte qui amène à réfléchir sur la dureté de notre société.

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