Le doucereux parfum des tilleuls

Un texte paru dans un recueil préfacé par PPDA et édité par le Secours Populaire Français afin de sensibiliser l'opinion sur la précarité... et récolter des fonds.

 

 

   

                   Le doucereux parfum des tilleuls

 

 

 

 

Les arbres étirent leurs ombres comme épuisés par cette longue journée d'été lorsque je parviens enfin à l'esplanade. Le souffle un peu court, les jambes aux abois. Trois cent quatre-vingt dix-sept marches. Pas une de plus, pas une de moins. Je le sais. Je les compte à chaque fois. C'est une marotte que j'ai depuis l'enfance de toujours tout compter.

Un genre de mathématique propitiatoire pour occuper l'esprit à d'inutiles pensées.

Les tilleuls qu'aucune brise n'agite délivrent dans l'air leur incomparable parfum. Je le respire à pleins poumons. M'imprègne de cette suave odeur de nostalgie.

Étrange comme certains effluves semblent saupoudrés d'amertume, pénétrés d'une empreinte ineffaçable !

Deux grands tilleuls dominaient la maison toute de bric et de broc dans laquelle j'ai grandi. L'enfance garde pour moi le goût astringent des amandes encore vertes et des promesses non tenues. J'ai pourtant le sentiment qu'en inspirant à poumons déployés le parfum des grands arbres j'abolirai un jour toutes ces vilaines réminiscences.

Je ne souhaite conserver de mes jeunes années que ce qui mérite de l'être.

 

Sans hâte, je prolonge mon pas jusqu'à la rambarde de fer forgé ceinturant la place. L'heure vespérale et la douceur de l'été en agonie m'incitent à la nonchalance. Mon regard plonge en contrebas, embrasse d'un baiser froid le paysage qui s'offre à lui. Les maisons de la ville basse contrastent par la froide austérité de leurs toits d'ardoise avec la mosaïque champêtre que dessine au loin la plaine agricole.

Le jaune des colzas alterne avec le vert des pâtures hachuré par celui plus sombre des haies vives tandis que brille d'un bleu glacé le satin lisse de quelques étangs. En son milieu, comme un trait tiré d'un fusain malhabile, l'autoroute, éternelle bigote toujours en prière, égrène son chapelet de voitures.

 

Pour une fois, le vent rejette au loin le murmure de colère du flot incessant et la pestilence insidieuse crachée par ces milliers de moteurs. Qu'est-ce qui peut donc attirer chaque jour tous ces gens entre Nantes et Paris ? Je déteste les grandes villes dépourvues d'horizon. Je me sens atrophiée au cœur de ces grands espaces urbains, dépouillée de mon essence d'être humain.

Je suis citadine d'adoption mais je demeure campagnarde dans l'âme.

Ici, depuis mon promontoire, le regard se perd au loin, chevauche d'innombrables lignes de fuite. Aucun possible ne se voit refuser l'entrée de la boîte aux perspectives, si cavalières que certaines puissent sembler. Je suis trop vieille pour penser encore être libre mais assez jeune encore pour rester libre de penser.

Le ciel à son couchant rougit comme une jeune fille timide.

Et moi je viens l'attendre. Comme souvent.

Comme presque chaque jour…

 

Attendre. J'éprouve le cuisant sentiment de n'avoir jamais eu d'autre ligne directrice. Je ne suis pourtant âgée que de quarante-sept ans, c'est vrai.

Mais c'est long d'attendre pendant autant d'années…

 

La première attente dont je me souvienne c'était celle de la sonnerie qui nous appelait à l'école. La cloche battait le rappel cinq minutes avant l'heure fatidique et je courais comme une dératée pour ne pas être en retard. Mais pas uniquement pour ça ! C'était manière pour moi d'évacuer, de montrer à mon corps toute l'étendue de ses capacités, de surseoir au sentiment d'internement que je ressentais, d'exsuder tous les affects dont mon esprit était encombré. J'étais si heureuse de quitter la maison !

Le long temps d'une journée entière.

Car je mangeais à la cantine. Pas pour mon plaisir mais parce que ça rendait les choses plus simples. Les menus n'y étaient pas équilibrés, on ne se souciait pas encore d'alimentation judicieuse à l'époque, mais là au moins aucune menace ne planait sur la table. Les gens qui nous surveillaient n'étaient pas toujours très gentils mais ils ne levaient jamais la main sur nous, eux. Pas plus qu'ils ne nous contraignaient à nous déplacer pour aller chercher de l'eau, du sel, du pain ou toute autre part du décor manquant à la table.

 

En ces temps qui me semblent aujourd'hui si lointains, je haïssais les vacances scolaires, les dimanches, les mercredis… et les samedis à moitié puisque ce jour-là nous allions encore à l'école le matin. Toutes ces journées de consigne dans le hangar de tôle en forme de demi-tonneau qui se prétendait notre maison…

Je n'y avais pour seule distraction que le lent cheminement des heures sur la pendule publicitaire dont je suivais la progression au balayage immuable de la trotteuse dans la chaleur ou le froid au gré fantasque des saisons.

Je me suis réconciliée avec la plupart des jours mais je hais encore plus aujourd'hui les mercredis. Sans aucun doute parce qu'il est plus douloureux de ne pas attendre que d'attendre en vain.

 

 

Un bruit de moteur me signale une voiture lancée à l'assaut des lacets qui défendent la butte. Près de quatre-vingts mètres de dénivelé. Des années-lumière entre deux univers, deux galaxies non interpénétrables : la ville basse et la ville haute.

Un ascenseur social tangible, démonstration à l'appui.  Pas de H.L.M. ici. Pas de pavillons. Uniquement de somptueuses propriétés encloses par de hauts murs et d'imposantes grilles aux pointes dissuasives. Jouant les vierges effarouchables, la plupart de ces demeures restent dissimulées au fond de leurs parcs luxuriants de verdure dont j'aperçois parfois les jardiniers, cisailles ou râteau à la main.

En général, ils me gratifient d'un gentil sourire. Mais il m'arrive aussi de lire dans certains regards une sorte d'indifférence méprisante comme si ces coiffeurs paysagistes figuraient un pont entre deux mondes, d'inabordables passerelles jetées avec une certaine condescendance entre pauvreté et opulence.

 

Ces jardiniers-là, je les ignore. Il n'y a pas plusieurs options dans la vie. Rien ne m'agace autant que les pauvres qui s'imaginent riches et les nantis qui se la jouent modestes. Qui espèrent-ils tromper à part eux ? Je sais d'où je viens.

La couleur pain d'épices de ma peau et le soleil qui roule encore dans ma voix m'y aident. Sauf exceptionnel bouleversement auquel je me refuse à vouer foi, à défaut de savoir où je vais je sais où je n'irai pas.

Les graines du rosier ne donnent jamais d'avoine et celles du chiendent ne fleurissent pas en pivoines. Dans la nature il y a abondance de mauvaises graines et bien peu d'espèces nobles. Peut-être est-ce pour cette raison que les jardiniers se croient nantis d'essence divine.

Je suis chiendent et fière de l'être… bien que parfois fort lasse de cette certitude.

 

 

La voiture ne ralentit même pas en passant le long des quilles de métal qui délimitent l'esplanade. C'est un véhicule imposant… de couleur bleu marine. Voilà les seules  précisions que je sois en mesure de fournir. Je serais bien incapable de citer sa marque. Quant au modèle…

Plutôt pitoyable pour une fille de mécanicien. Quoique le terme paraisse largement usurpé pour un très modeste tripatouilleur de moteurs échoué dans un petit village perdu du sud de la France. D'aussi loin que je me souvienne, les pompes à essence ont toujours rapporté plus que ses heures de bidouille hésitante qui lui laissaient les mains pourries de cambouis.

Noires et pourries, comme son âme !

Taches indélébiles tant pour les unes que pour l'autre.

 

Dans ces années, qui semblent si lointaines aujourd'hui, le client ne se servait pas lui-même. Il arrivait, je le dis au masculin car c'était presque toujours un homme, se garait devant la pompe et attendait à son volant que l'on vienne le servir. Juste retour pour celui qui guettait l'arrivée des clients. Ou celle. Comme c'était le cas pour moi. Je me souviens encore de cette question rituelle en ces temps où les moteurs Diesel équipaient essentiellement les véhicules industriels : Super ou ordinaire ?

Lancinante litanie, épuisante rengaine.

Si à l'époque on m'avait posé cette même question pour savoir de quelle couleur je souhaitais voir peinte ma vie j'aurais répondu super. Aujourd'hui, j'opterais pour ordinaire. Sans regrets, sans tristesse. Les rêves c'est bon tant qu'on n'a pas franchi la ligne des vingt ans, au-delà ça confine à la naïveté pour ne pas dire à la bêtise.

 

J'attendais donc. Plus languissante que patiente. Les yeux rivés sur la pendule publicitaire en m'efforçant, en vain bien sûr, de contraindre le temps à la fuite. Je m'entraînais déjà sans le savoir à ce qui allait présider à ma vie dans le réduit vitré attenant à l'atelier.

Transie en hiver, en ébullition l'été, noyée dans l'odeur écoeurante des épousailles de la graisse et du gazole. Rappelée à l'ordre si je venais à sommeiller par la sonnerie aigrelette que déclenchait au passage des roues un serpentin de caoutchouc posé sur la piste des pompes. Pendant ce temps, mes camarades d'école laissés en liberté égrenaient leurs jours de vacances entre baignade, jeux d'enfants et galopades effrénées.

 

Ils regrettaient autant la fuite des jours que je souhaitais leur rapide éviction du calendrier. Celui en première page de mon cahier de texte. Pas celui de l'atelier sur lequel, mois après mois, des filles vêtues de leur seule peau assenaient la preuve d'un univers dominé par le plaisir du mâle.

Je me suis souvent demandé si elles auraient rougi ou si elles auraient été fières des commentaires égrillards que chaque début de mois faisait naître. Soyons clairs, mon père n'avait pas l'apanage de la vulgarité. Quelques bons à rien du village lui opposaient une résistance farouche.

Combien d'existences d'enfants cette équipe de bras cassés a-t-elle contraint à une âpre lutte pour retrouver leur dignité bafouée ? J'aime autant ne pas le savoir !

 

Aujourd'hui encore, j'ignore si j'attendais avant tout le client pour la relative distraction qu'il drainait avec lui ou la fin des vacances qui me redonnerait une liberté certes factice mais éloignée de celui qu'aujourd'hui encore je suis dans l'obligation d'appeler mon père.

C'est absolument désolant que l'on ne soit autorisé à divorcer que de son conjoint et pas d'un autre membre haï de sa famille. J'ai longtemps envié les orphelins moi qui ne l'étais que de mère. Pas qu'elle soit morte jeune mais en raison de sa passion pour les huiles Castrol. Ou plus exactement pour le beau brun ténébreux qui vantait les mérites de cette marque de station-service en station-service.

Elle a disparu en sa compagnie quinze jours à peine avant que je fête mes huit ans. Mon père a remplacé sa gamme de lubrifiants par la marque Avia lorsqu'il s'est avéré que le représentant ne remettrait plus jamais les pieds dans le secteur. En revanche, il n'a jamais trouvé personne pour remplacer ma mère.

On ne déniche pas des guêpes folles tous les jours !

 

C'est à cette époque que le calvaire a commencé pour moi. Comme si j'avais quelque chose à voir dans la fuite de ma mère ! Entre les coups et les brimades, sans compter les heures punies dans le réduit vitré, la vie en compagnie de mon père s'est vite révélée un drame de tous les jours. Il ne s'est pas mis à boire – le pli était pris depuis longtemps – mais il a remplacé la bière par le pastis à seule fin d'atteindre plus vite le cotonneux état mental qui lui donnait l'illusion de ne pas être malheureux.

À lui le boire, à moi les déboires.

 

Et très vite s'est imposée à moi une attente primordiale : celle de mes dix-huit ans. Et du droit de fuir au loin. Marié avec la nécessité pour le pire parce que le meilleur je ne savais pas trop à quoi cela pouvait ressembler. C'est long dix ans à attendre. Croyez-moi que j'en ai vu défiler des filles sur ces calendriers abjects ! Avec un intérêt teinté de circonspection. Je surveillais mon corps, guettais les balbutiements de chaque détail qui m'amènerait de la préadolescence à mon état de femme, me ferait peu ou prou naviguer vers cette anatomie qu'elles révélaient avec un sourire que je parvenais pas à identifier. Aussi énigmatique pour moi que celui de la Joconde.

Je ne suis pas certaine qu'aucune fillette ait jamais souhaité plus que moi voir apparaître ses premiers poils pubiens et le prime renflement, si timide qu'il soit, de ses seins.

Si j'avais su !

 

 

Le bruit du moteur décroît. À l'ouest, le soleil se consume sous l'orange vif d'un ciel promesse d'une belle journée pour le lendemain. Je lui accorde un regard prolongé en reprenant mon attente. Je ne sais jamais à l'avance à quelle heure il viendra. Nos rendez-vous ne sont pas de ceux que l'on note dans les agendas avec un soin méticuleux. En vrai, seul m'importe qu'il vienne. Mais dans le fond, je ne suis pas vraiment inquiète; il finit toujours par venir. D'autres choses me tourmentent de manière plus aiguë.

 

 

Pour tromper l'attente, je fais les cent pas en contemplant la cité en contrebas. Les lampadaires commencent à s'allumer. L'éclairage donne à la ville une autre dimension. Si laide qu'elle soit, une ville devient toujours belle la nuit sous son maquillage électrique. Ainsi en va-t-il de tout, choses et humains… à quelques exceptions !

Celles qui s'obstinent on ne sait pourquoi à confirmer les règles. Les Romains avaient tout compris avec leur Janus, ce dieu à deux têtes.

Aïe ! Ça m'apprendra à jouer les philosophes au lieu de regarder où je mets les pieds. Je me suis approchée un peu trop près de la rambarde. Une pointe de limaille vient de faire une échelle à mon bas. Je peste. Pas vraiment pour le dégât, plutôt minime, mais pour la dérangeante désuétude de cette expression dont je souhaiterais me défaire. Elle me ramène si loin en arrière, me rappelle tellement Germaine.

Notre voisine au village. Une vieille sans âge chez qui je courais me réfugier quand mon père a commencé à dépasser les limites. Quand sa barbarie éthylique déclenchait des élans corporels que je trouvais douloureux mais bien dans la nature des choses puisqu'à l'unisson de tant d'autres turpitudes qui déroulaient leurs fastes à l'intérieur de certaines maisons du village !

 

Elle se montrait gentille avec moi mais, le temps aidant, j'ai compris que par son silence elle était sa tacite complice. Rien ne l'empêchait d'alerter les services sociaux. De quoi pouvait-elle avoir peur à son âge ?

C'est vrai aussi qu'en ces lointaines années les enfants comptaient pour quantité négligeable. Aujourd'hui, on dirait presque que la bascule s'est inversée et que le bien-être de l'enfant est porté au pinacle. La psychanalyse est passée par-là, a abattu les arbres qui cachaient les clairières.

Le principe est louable mais j'aimerais bien savoir qui établit et régit ces règles. Sur quelles bases juge-t-on qu'un enfant s'épanouira mieux loin de ses parents ? Je ne parle pas bien sûr de ceux violentés dans le cercle familial. Juste ceux dont les parents cherchent par tous moyens à accrocher la queue du diable pour amener chaque mois à son terme.

 

 

Un jeune homme passe en chantant. Faux. Horriblement faux. Mais avec un plaisir tel que je ne peux l'en blâmer. De larges écouteurs modèlent une anachronique protubérance à ses oreilles. Il ne m'accorde qu'un regard distrait. Celui que la jeunesse réserve à ceux qu'elle juge vieux.

Le temps relativisera tout ça jeune homme ! je songe dans un sourire.

Sa silhouette élancée et sa démarche toute en fluidité me rappellent le profil de mon premier amour. Rencontré quelques semaines seulement après ma fuite, une fois acquis mes dix-huit ans. La capitale m'attirait mais j'avais limité mes ambitions à la ville de Lyon. Le pécule amassé en piochant année après année dans la caisse, si juteux qu'il soit, ne m'aurait pas permis de tenir au-delà de trois ou quatre mois à Paris.

Ce premier amour, je l'avais croisé un soir sur les quais de Saône. Un regard si clair que même une sirène s'y serait noyée. De l'or dans les cheveux où se mourait le soleil. Une vraie gueule d'ange. Qu'est-ce que j'ai pu l'attendre celui-là ! Le roi du lapin…

Jamais à l'heure, parfois absent, souvent entre deux trains. Des arrière-trains pour respecter la vérité mais ça il m'a fallu du temps pour le comprendre. C'est difficile de reconnaître lorsque l'on n'a pas encore vingt ans qu'on n'est qu'une référence dans le cœur de celui qu'on aime, qu'au portemanteau du sentiment d'autres filles accrochent leurs voiles et leurs vapeurs. Quant à admettre une telle ignominie…

Et moi, pauvre pomme, qui attendait une demande en mariage !

 

Je trouve ça risible aujourd'hui mais le jour où je l'ai compris j'avais plutôt envie de me jeter dans le Rhône depuis le pont de la Guillotière. Idée relevant du dramatique à quinze jours de Noël pour une fille ayant appris à nager dans la guérite vitrée d'une station-service de province. Sans mes copines caissières je l'aurais sans doute fait. Ce sont elles qui m'ont remis le moral à flots et encouragé à aller voir plus loin si l'herbe n'y serait pas plus verte. À cette époque, des Mammouth il en poussait un peu partout. C'était facile de retrouver du travail pour peu que l'on ne soit pas trop grosse ou trop moche à regarder.

Dijon m'a accueillie. Un peu froidement. Mais c'est une règle de la ville. Une coutume de la cité des culs pincés. Là-bas, les serviettes et les torchons on ne risque pas de les mélanger, l'habitat ne s'y prête pas.

Alors, pour passer le temps, j'ai recommencé à attendre. Le grand amour. Celui d'une vie. Mais je me méfiais tellement, échaudée que j'étais, que même les toutes petites amours me boudaient. Les garçons, enfin ceux que je ne faisais pas fuir, me surnommaient Lise, Lise Berg.

Va trouver ta moitié d'orange affublée d'une carte de visite pareille ! 

Une demi mandarine m'aurait pourtant suffi !

 

 

La nuit s'installe sur la butte. Les lampadaires s'éclairent en claquant la froide pâleur de leurs ampoules géantes. Il ne fait même pas frais ce soir, j'ai bien fait de ne pas prendre de gilet. J'aurais attrapé chaud à aller et venir en l'attendant. Je ne reste pas toujours en mouvement par obligation, simplement par habitude. Parce que cela m'aide à réfléchir aussi. Je ne sais pas pourquoi mais les gens ont souvent l'air de mettre ma parole en doute quand je leur dis que marcher ça m'aide à réfléchir. Je pense qu'ils m'imaginent avant tout capable de marcher. C'est étonnant toute la distance qui sépare ce que les gens pensent de vous et l'image que l'on a de soi.

De toute façon, je ne suis jamais déçue puisque je n'attends rien des autres. Depuis longtemps ! J'ai déjà bien d'autres choses à attendre !

Et puis comment leur faire comprendre que lorsque l'on n'a pas revu sa mère depuis près de quarante ans ce serait miraculeux, et sans doute un peu inquiétant, de ressembler à tout le monde. Surtout si l'on érige en vœu le souhait de ne jamais revoir son père

Les services sociaux dont c'est le métier ne le comprennent pas.

Vous imaginez les autres…

 

Je dois reconnaître aussi qu'avant je réfléchissais comme tout le monde, les fesses calées sur une chaise ou dans un fauteuil, la tête tournée vers le ciel. L'ennui c'est qu'au lieu de réfléchir on pense. Et ça, ce n'est pas bon pour moi. Quand je pense, je m'apitoie. Sur mon sort, sur ma vie, sur tous ces combats qu'il me reste à mener. À choisir, j'aime autant réfléchir à la stratégie la plus à même de les mener. Alors je marche. Lentement. D'une démarche posée. Chaque claquement de mes talons scandant le fil musical de ma réflexion.

Je parcours le gravillon de la place du long, du large et du travers. L'œil rivé sur le grand bâtiment à la sortie est de la ville que j'aperçois depuis l'esplanade. Toutes mes pensées dirigées vers la pièce dans laquelle il se trouve. À cette heure-là, il doit être dans l'aile Sud, occupé à ne rien faire ou à regarder la télé ce qui à la réflexion ne fait pas la différence bien grande.

Je ne crois pas vraiment à la télépathie, je ne crois pas à grand-chose d'autre il faut dire, mais je fais semblant de me convaincre que si je pense très fort à lui il le saura.

J'aimerais tant qu'il s'endorme sur un sourire que je lui aurais inspiré.

 

 

La circulation est bien calme ce soir. Il doit y avoir un match à la télé ou un film de guerre. J'espère qu'il ne tardera plus trop maintenant. Je n'en ai pas encore marre de l'attendre mais je suis à peu de l'être. La patience n'est pas ma vertu cardinale. D'autant que la vertu je suis bien placée pour savoir que ce n'est qu'un concept volatile.

Je suis si peu patiente que, lasse d'espérer en vain dans un endroit, j'ai parcouru le pays en tous sens au cours de mon existence en refusant toutefois de descendre plus bas que cette ligne symbolique que dessine la Loire. Plusieurs centaines de kilomètres entre mon géniteur et moi me semblaient une distance à la fois acceptable et indispensable.

La Loire ! Un fleuve sauvage pour une fille qui le devenait au gré de ses pérégrinations, de grande ville en grande ville, d'attente de l'homme rêvé en espoir déçu. L'espoir fait vivre ? Permettez-moi d'en douter !

Au mieux empêche-t-il de trouver séduisante l'idée d'en finir avec la vie. Ce n'est pas tant l'attente qui semble longue mais les chances de réussite qu'on finit par lui accorder.

 

Vingt ans j'ai attendu avant de croiser la route de Marc. Celui dont je devine la lippe boudeuse, là-bas, prostré au cœur froid du grand bâtiment dont les lignes s'estompent au fil des minutes à mesure que la nuit pose ses lèvres sombres sur la ville.

Il ne ressemblait pas aux rêves de jeunesse que j'accrochais en poster sur les murs de ma chambre. Mais les rêves peuvent-ils jamais se réaliser ? À défaut d'être très beau, il était doux, sentimental, attentionné.

La Lune, il ne me l'avait pas promise, il me l'avait offerte.

Une grande maison… avec un jardin figurez-vous ! Et même un vaste potager ! Une voiture aussi longue qu'un corbillard pour enterrer d'un coup tous mes mauvais souvenirs et la cohorte des regrets inutiles dont je ne parvenais pas à me défaire. Avec en plus l'interdiction de travailler. Pour lui, hors de question que la mère de ses enfants ne soit pas présente à la maison.

Parce que très vite, en l'espace de trois ans, on en a eu deux des enfants. Un garçon et une fille. Le choix du roi, il disait. Il avait plein d'expressions comme ça. Un peu étranges parfois. Je ne comprenais pas toujours ce que ça voulait dire parce que même en culture il a toujours eu un temps d'avance sur moi.

Mais il m'avait expliqué pour le choix du roi en oubliant toutefois de préciser à la reine de quelle manière il gagnait tout l'argent que nous dépensions.

 

Ses parents étaient morts depuis longtemps ; ça c'était vrai. Il gérait leur fortune ; ça c'était un pur mensonge. Je reconnais m'être montrée un peu naïve. Si j'avais été un peu plus futée, ou simplement plus curieuse, je me serais douté que tout ne collait pas. Mais on s'interroge plus quand les choses brinqueballent que lorsqu'elles roulent toutes seules aussi je ne lui posais jamais de questions, je ne cherchais pas à en savoir plus. Faut dire que j'avais déjà beaucoup à m'occuper avec les enfants et l'apprentissage du bonheur d'une vie facile.

Il s'absentait parfois la nuit, partait de temps à autre durant trois ou quatre jours. Le reste du temps, il était à la maison, jouait avec ses enfants, m'aidait même aux tâches domestiques. Et pour la chose, attention, il savait m'en donner du plaisir !

C'est vous dire comme le ciel m'est tombé sur la tête le jour où les policiers ont débarqué à la maison à six heures du matin en aboyant plus fort que les chiens qu'ils tenaient en laisse. Je n'aurais pas ressenti un choc plus violent si on m'avait annoncé que j'avais une maladie incurable !

 

 

Trois voitures arrivent en se suivant de près. L'une d'elles ralentit. Je force mon pas à l'imiter. Serait-ce la fin de mon attente ? Non, elles filent sans s'arrêter ! Au contraire de ma vie qui elle s'est arrêtée le jour de son arrestation. Je revois encore son sourire forcé lorsqu'il est sorti, les menottes aux poignets, encadré par deux inspecteurs. Une image de série américaine à jamais imprimée dans mon esprit. Sauf que la détresse il n'avait pas à se forcer pour la jouer !

Tout est allé très vite ensuite, entraîné par la spirale amère des tracas au goût acre. La maison saisie, le procès, le compte en banque bloqué. Avec mes références vieilles de dix ans, le travail me boudait. Des caissières, à les entendre, ils en avaient à la pelle. Des flopées qui attendaient déjà leur tour. Des plus jeunes, des plus jolies. Allez vivre dignement comme ça. Les aides sociales c'est bien gentil mais ça ne pousse pas le bouchon très loin surtout quand la personne que vous avez en face de vous vous regarde d'un drôle d'air parce que votre dossier, elle, elle le connaît par cœur.

 

Quand il en a pris pour sept ans, je suis tombée dans une déprime noire.

Sept ans… Une éternité !

J'ai beau eu essayer, je ne suis pas parvenue à remonter la pente, à circuler à nouveau sur la route. Les services sociaux, eux, ne m'ont pas aidé à redémarrer, ils m'attendaient au tournant. Et m'ont vite jugée eux aussi. Inapte à m'occuper de mes enfants. Ils les ont placés en famille d'accueil. Vite fait bien fait. Surtout pour moi !

Je les vois une fois tous les quinze jours mes petits bouts.

Le samedi matin de dix heures à midi. Je prends le car le cœur au bord des lèvres ; il me ramène dans l'état que vous imaginez.

Vous comprenez dès lors pourquoi je suis parvenue à me réconcilier avec la plupart des jours mais pourquoi je hais encore plus les mercredis.

 

Kevin et Myriam, mes petits, je ne veux pas les inquiéter. Je leur promets que je fais tout pour les récupérer, que je me démène comme une folle avec mon boulot de caissière à mi-temps pour avoir les moyens de louer un appartement plus grand que le studio riquiqui que j'ai pu obtenir. Ne restera plus alors qu'à attendre ensemble que leur papa sorte du grand bâtiment situé à l'est de la ville.

Il est bien noté et peut-être qu'il ne fera pas toute la longueur de sa peine. Je l'espère de tout mon cœur car de toutes les attentes de ma vie celle-là est la plus terrible. Je ne souhaite rien d'autre que de nous voir à nouveau tous réunis sous un même toit. Et tant pis s'il n'y a pas de jardin et si notre voiture fait pitié.

 

Un bruit de moteur étourdit le bruissement des insectes nocturnes. Par-delà la rambarde, je jette un regard plein d'espoir vers la partie orientale de la ville. Est-il déjà endormi ? Et mes enfants ? Dorment-ils ? Rêvent-ils de moi ?

 

Le véhicule avance lentement. Il ralentit. Glisse mollement dans ma direction. Serait-ce lui ?

La vitre passager descend. Je laisse échapper un sourire. Pas de connivence, plutôt de circonstances. Il ne faut pas exagérer ! Même si au fond de moi je m'efforce de ne pas être mécontente. Mon attente n'aura pas été vaine ce soir.

– Tu prends combien pour une pipe ? me demande-t-il.

 

 

 

 

  • 2 votes. Moyenne 5 sur 5.

Ajouter un commentaire